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Ces chaînes qui nous lient
« Je ne sais même pas pourquoi je suis ici, » dit Maraff tout en buvant une autre gorgée de thé. « Je n'ai pas besoin de cours particuliers, et surtout pas de la part d'une autre élève – sans vouloir t'offenser. »
« Il n'y a pas de mal, » répondit Dina, ses yeux braqués sur les notes laissées par le Professeur Tivash : Bien qu'étant un élève prometteur parmi les Quandrix, Maraff montre une affinité particulière pour l'invocation. Quel dommage que son mauvais comportement le rende si enclin à faire des erreurs. Elle leva les yeux au son de la tasse vide de Maraff qui tintait sur la soucoupe et prit la soucoupe qui réchauffait sur les dernières braises du feu. En temps normal, il n'aurait pas été possible de faire du feu dans le bayou de Tourbejonc à cause de l'humidité, mais la Professeur Saulebrune avait enchanté cette pièce pour en faire une sorte de bureau pour les séances de tutorat de Dina. Cela lui convenait. Elle préférait le bourdonnement et le bouillonnement du bayou aux étouffantes salles de conférence du Contresens.
Dina, macéreuse d'âmes (artwork : Chris Rahn)
« Tu reprendras du thé ? » proposa Dina.
Maraff tendit sa tasse. « Merci, » dit-il avant de commencer à boire aussitôt celle-ci remplie. « Je pense que le Professeur Tivash m'en veut personnellement. Je suis sans aucun conteste son meilleur élève. Pour quelle autre raison ne me fait-il pas suivre ses cours avancés ? Être avec les autres premières années me donne l'impression d'être dans une garderie. »
Besoin de concentration, disaient les dernières notes de Tivash. Nécessite une véritable motivation pour atteindre son plein potentiel.
Dina remplit à nouveau la tasse de Maraff.
« Tu as un véritable talent comme conseillère, » déclara-t-il en descendant la boisson ambrée. « La magie n'est pas pour tout le monde, et mon instinct aiguisé me dit que tu ferais mieux de poursuivre une autre voie. »
Dina remplit une dernière fois la tasse de Maraff.
Ça va aller, pensa-t-elle.
Environ trois minutes et demie plus tard, Maraff gisait au sol sans aucun signe de sa précédente rodomontade. « Je meurs ! » gémissait-il.
« Ne sois pas ridicule, » répliqua Dina, se tenant au-dessus de lui tandis qu'il cherchait des ingrédients. « C'est rarement mortel d'avoir des araignées qui sortent des oreilles. » Elle réfléchit là-dessus une seconde. « À moins qu'elles ne soient venimeuses. Est-ce qu'elles sont venimeuses ? »
« T'es pas supposé le savoir ?! » couina Maraff.
« Je suis à peu près sûre qu'elles ne le sont pas, » affirma-t-elle. « À peu près... Dans tous les cas, tu te souviens de ce que tu cherchais ? »
« De l'armoise et des racines de fougères ? »
« Très bien ! » dit Dina. Elle recula pour laisser un peu de place à Maraff. Malgré ses pleurs puérils, elle était sûre qu'il n'allait au moins pas oublier l'antidote au charme de rutelle de sitôt. « Le temps que tu fasses ça, je vais programmer la prochaine séance. Semaine prochaine, même heure ? »
Dina parcourait des mains les murs lisses du Hall de Contresens alors qu'elle marchait dans ses couloirs. Le hall principal de chaque université de Strixhaven s'efforçait d'incarner la mission de l'université, et Contresens y parvenait parfaitement. Tout du moins, c'est ce que la plupart des étudiants de Flestrefleur apprenait. La vie et la mort. Croissance, pourriture et renaissance. Dina se demanda combien d'étudiants de Flestrefleur étaient au courant que les arbres qui hébergeaient leurs salles de classe et leurs dortoirs étaient non seulement vivant mais aussi à leur écoute.
Dina entra dans le laboratoire où les doyens de Flestrefleur, les Professeurs Lisette et Valentin, observaient le contenu d'un creuset chauffé par une flamme bleue flottante.
« Ça ne marche pas comme tu l'avais dit, » cracha Valentin. Il se retourna d'un mouvement de colère caractéristique et se mit à faire les cent pas en direction du fond de la salle.
« Attends le temps qu'il faut, » dit Lisette. Sa voix s'écoulait lentement, comme du miel.
Valentin fit claquer ses doigts crochus. « Combien de temps suis-je censé attendre ? »
« Suffisamment – oh, bonjour, Dina. »
« Ma séance avec Maraff est terminée. Est-ce que le Professeur Tivash est ici ? »
« Réunion intercollégiale, » répondit Lisette. « Ça me dépasse qu'il insiste pour y assister. »
Valentin pivota sur ses talons, retourna au creuset, et grommela après avoir regardé à nouveau son contenu. Il jeta un regard vers Dina sans lui adresser la parole. « Tivash aime les petits fours, Lisette. Gâteaux au citron, tartes au sureau. »
« Je suis sûre que Gyome peut s'arranger pour lui préparer ce qu'il souhaite dans la cuisine. »
« Certes, mais vois-tu, Tivash adore qu'on le gâte, » expliqua Valentin. « Ces friandises l'attendent, comme fournies par la grâce d'un univers bienveillant. Les petites choses apaisent les petits esprits. »
« Tu peux laisser son carnet ici, » dit Lisette. « Nous le lui rendrons directement. »
Dina posa le livre de Tivash sur la table centrale et jeta un coup d'œil furtif au liquide argenté qui s'agitait et moussait dans le creuset. Lisette ajouta une pincée de cendres volcaniques, ce qui fit siffler le mélange et virer sa couleur vers un orange foncé. Dans d'autres circonstances, Dina aurait demandé une explication sur le sort qu'ils préparaient. Mais pas maintenant.
Elle avait d'autres choses à faire.
« Ok, » dit Dina, « j'y vais maintenant. »
« À la fête Prismari? » s'enquit Lisette. « Tous les professeurs y vont aussi. Si tu n'es pas trop pressée, nous pourrions y aller ensemble ? »
« Hmph, » souffla Valentin.
« Presque tous les professeurs, » corrigea Lisette.
Dina regarda vers la cour en bas à travers la fenêtre. Les étudiants se rassemblaient sous les arches formées pas les racines massives du hall, habillés de leurs vêtements les plus criards au couleurs de Flestrefleur : certains masqués derrière des voiles vaporeux qui oscillaient comme des toiles d'araignée lorsqu'ils parlaient, d'autres équipés de poches et de ceintures pour transporter des ingrédients.
À l'écart se tenaient les dryades, qui manifestaient un intérêt tout particulier pour ces apparats. Dans leur foyer dans les Vasteterres, elles n'avaient aucun besoin de vêtements, et à Strixhaven, elles ne s'habillaient que par bienséance. Cependant, ce genre de prérequis sociaux leur donnait une raison de s'initier à la mode. Il était normal de voir des dryades se balader et se pavaner ornées de tissus exotiques pour rendre hommage aux bosquets et vallons qui les avaient vues naître.
Dina enveloppa sa cape autour de ses épaules.
« Non merci, » répondit-elle. « J'ai du travail à faire. »
« Du travail ? Aussi tard ? » dit Lisette d'un air renfrogné. « Tu devrais passer du temps avec tes amis. »
Depuis qu'elle avait accueillie Dina à Strixhaven deux ans plus tôt, Lisette s'était donné pour mission de présenter Dina à quiconque partageait ne serait-ce que superficiellement les intérêts de Dina pour la collecte de spores, de mousses et de champignons (ils n'étaient pas nombreux, et la plupart souhaitaient eux aussi rester seuls). L'objectif de la mission s'était élargi à quiconque respirait et pouvait parler.
« Est-ce que tu donnes à tous tes étudiants des conseils aussi mauvais ? » l'interrompit Valentin. « La jeune Dina manifeste de l'intérêt pour ses études, au contraires des plus malheureux de nos étudiants. »
« Avoir des amis est un mauvais conseil ? » rétorqua Lisette. « Même toi tu as des amis ! »
« Ah ? Qui ça ? »
« Moi ! »
Valentin plissa le front et pencha la tête, perdu dans ses pensées. « Eh bien, je suis terriblement désolé de t'avoir donné la mauvaise impression. Je te demande pardon. »
Lisette secoua la tête. « Dina, va t'amuser. »
À la réflexion, traverser Tourbejonc pour se rendre aux lugubres Tourbières de détention n'était probablement pas ce que la doyenne Lisette considérait comme « s'amuser. » D'un autre côté, rien dans la perspective de faire la fête à l'Université Prismari n'intéressait Dina. Lisette ne semblait pas comprendre que Dina aurait déjà plein d'occasion de sympathiser avec d'autres étudiants si elle l'avait souhaité. Des nuits de libations au Café de l'Arche se tenaient en permanence pour ceux qui ne se soucient pas de se réveiller le matin en payant les frais de décisions discutables. Et pour les révisions de dernière minute, il y avait les nuits blanches du Bar de l'Étincelle en compagnie d'autres bachoteurs.
Dina comprenait que Lisette se sentait responsable d'elle. Elle le lui avait dit à chaque fois qu'elles prenaient leur thé hebdomadaire. Mais peut-être que Dina ne voulait juste pas faire tout ça, et qu'il y avait des choses plus importantes à ses yeux.
« Bonsoir, » dit Dina en posant ses mains sur l'arbre d'Asenath. Cela faisait un mois qu'elle avait découvert cet arbre-là, un mois qu'elle avait commencé son propre projet secret. Ses branches chétives surplombaient un ruisseau paresseux, et son large tronc vide gonflé faisait un parfait atelier, bien qu'un peu étroit. L'emplacement de l'arbre, perdu dans le marécage, assurait que son travail resterait secret aussi longtemps que possible. La zone entière avait été enchantée pour empêcher toute observation entre celle-ci et l'extérieur – ceci pour empêcher les élèves de passer le temps à discuter avec leurs amis plutôt qu'à méditer sur leurs erreurs. Malgré cela, Dina se hâtait de rentrer et de remettre en place le charme qui dissimulait l'entrée.
« Qu'est-ce que tu fais quand tu veux t'amuser ? » demanda-t-elle à l'arbre pendant qu'elle s'asseyait.
L'arbre ne répondit pas. Ils le font rarement.
Dina lança un sort mineur de lumière spectrale, illuminant les réactifs magiques rangés en cercle autour d'elle. Au centre se trouvait un vieux grimoire dont la couverture faite de fines plaques métalliques ressemblait aux épaulettes d'un chevalier. Des chaines délicates liaient les pages en vélin souple ensemble, ce qui donnait un ouvrage à la qualité inégalée sur Arcavios.
On dit que le Biblioplexe de Strixhaven représente l'archive magique la plus complète de tout le Multivers. Toutes sortes de sorts, allant du tour de passe-passe anti-démangeaisons d'un humble mage-jardinier au rituel d'un démon pour s'approprier le pouvoir d'un soleil mourant, sont enregistrés et stockés quelque part sous les arches voûtées de la bibliothèque. À l'exception des dragons fondateurs de Strixhaven et peut-être de l'Oracle d'Arcavios elle-même, personne ne savait exactement comment le Biblioplexe remplissait cette fonction. Dans tous les cas, la plupart des usagers comprenait qu'un grimoire recherché avait plus de chances de les pourchasser eux que l'inverse.
Le jour où Dina avait découvert ce livre en particulier dans les étagères, il lui avait donné l'impression de lui faire signe, de la prier de lire son contenu. Elle le lut d'abord par curiosité puis continua en réalisant la gravité de ce sur quoi elle était tombée. En partie manuel, en partie journal, il retranscrivait les méditations d'un mage inconnu fasciné par la vie, la mort et les mondes qui se trouvaient entredeux.
Elle ouvrit le livre à la dernière page.
J'ai foulé les crânes de puissants seigneurs, commandé des armées sans limites qui suivaient les ordres sans faillir. Et pourtant aucune conquête ne peut me détourner de mon véritable but – ce que j'ai toujours voulu. Pas simplement échapper à la mort, ni une simple parodie de la vie, mais la véritable vie qui émerge de ce qui ne vit pas. L'ultime preuve de pouvoir, le témoignage le plus définitif qui soit de divinité. Ceux qui se considèrent eux-mêmes comme des sages m'ont dit que les fins les plus attendues ne sont agréables que tant qu'elles restent inatteignables.
Je leur prouverai qu'ils ont tort.
Ces mots précédaient une incantation servant à faire le pont entre les royaumes vivants et le vide, un endroit de ténèbres indicibles où, selon le livre, les âmes sans espoir demeuraient.
Un par un, Dina relisait la liste des composants du sort, retirant l'ingrédient correspondant du cercle et le plaçant dans un bol. Certains, comme la mousse lunaire, étaient faciles à trouver dans le bayou. D'autres, comme la phalange d'un paressanglier, nécessitaient que Dina ait accès aux laboratoires personnels des professeurs de Flestrefleur. Ce n'était pas difficile, Lisette et Valentin notamment étant complètement absorbés par leurs propres projets. Ils n'ont jamais remarqué qu'une partie de leurs ingrédients disparaissaient. Une pincée de ceci, une tranche de cela.
Décoction mortelle (artwork : Randy Vargas)
« Les racines d'un arbre d'ésis, » murmura-t-elle, ses doigts arrivés au bout de la liste d'ingrédients. Aucune plante sur Arcavios ne portait ce nom, et aucune feuille à sa connaissance ne ressemblait à la délicate forme de plume dessinée sur la page.
Des semaines durant, Dina avait cherché, en vain. Peut-être qu'ésis était le nom archaïque d'une autre espèce de plante, ou que le dessin n'était pas aussi précis qu'il aurait pu l'être. Ces pistes ne menaient qu'à des impasses, l'obligeant à accepter le fait qu'il n'y avait pas d'arbre d'ésis sur Arcavios. Mais s'il était possible d'en récupérer sur d'autres plans ? Dina changea d'objectif pour chercher des rituels arcaniques qui pourraient en théorie permettre le voyage d'un plan à l'autre – d'Arcavios vers un plan avec des bosquets d'ésis en abondance. Inévitablement, ces sort étaient presque impossibles à comprendre, bien au-delà de ses capacités, et laissaient entrevoir de douloureux destins pires que la mort.
Ses recherches avaient stagné, jusqu'à ce fameux jour, lors de son cours de potions juste avant son cours avec Maraff. Pendant que la Professeur Onyx dissertait sur la distinction entre les élixirs atramentaires et achromiques, l'œil de Dina remarqua quelque chose d'intriguant au sujet du terrarium au fond de la salle. Que ce soit par la lumière ou par un instinct surnaturel, Dina fut attirée par le buisson de petites fougères dans le coin au fond. Parmi elles se trouvait une pousse solitaire dont les feuilles d'un blanc fantomatique correspondaient à celles de l'arbre d'ésis. Après le cours, elle passa à l'action, récupérant un bout de racine au milieu du brouhaha des étudiants qui bavardaient à propos des rassemblements de la nuit.
Assise dans son atelier, Dina regardait le morceau de racine d'ésis dans sa main. Il était à peine plus gros qu'un ongle humain, d'un blanc pâle et encore souple. Une si petite chose, pensa-t-elle avant de l'ajouter dans le bol avec le reste des ingrédients. Tout ce qui restait à faire était de mettre le sort en place. Elle prit son couteau, s'entailla le bout du doigt et fit tomber une goutte de sang dans le mélange. Quelques minutes passées à réduire les ingrédients en poudre aboutirent à un cataplasme qui brillait d'un faible éclat lunaire.
Le livre dans la main et le bol dans l'autre, Dina sortit et se rendit à sa prochaine destination, la voie toujours éclairée par son sort de lumière spectrale. Le soir avait comme ramené les tourbières à la vie. L'odeur âcre de l'écorce humide se faisait forte. Quelque chose à peine hors de vue rampa entre les mares boueuses. Le bruissement des feuilles trempées au-dessus d'elle lui signalait qu'elle était surveillée depuis les arbres.
Elle se souvenait de nuits comme celle-ci quand elle était plus jeune – silencieuses, splendides, mais teintées d'un sentiment de catastrophe imminente. Quand la Flétrissure arriva dans sa clairière, comme elle l'avait fait dans beaucoup d'autres tout autour d'Arcavios, peu remarquèrent ses effets. Ceux qui avaient fait de la clairière leur maison commencèrent à sombrer sous le joug d'une mélancolie discrète mais permanente. Au fil des ans, sa poigne se resserrait silencieusement, s'accaparant les rêves et les remplaçant par le désespoir. La misère rattrapa les corps après les esprits. Les animaux se couchaient pour ne jamais se relever. Les dryades devinrent fragiles et se desséchèrent.
À la toute fin, il n'y avait plus d'herbe.
Plus de fleurs.
Le oiseaux ne poussaient plus leurs chants mélodieux.
Les insectes avaient arrêté de striduler.
La clairière avait viré au gris, tout s'était tu.
Malgré les efforts des savants d'Arcavios, personne ne connaissait l'origine de la maladie ni comment elle se propageait. Lisette était une de ces savantes, et c'était elle qui était arrivé à la clairière de Dina pour la secourir avant que la maladie n'assure son emprise. Mais même la grande expertise de Lisette ne pouvait rien pour la clairière. Dina avait potentiellement la capacité de changer cela à présent, mais ce ne serait pas chose aisée.
Dina suivi le ruisseau jusqu'à une tanière de brindilles et de boue où une famille de nuisibles s'était installée. La plupart des étudiants de Flestrefleur toléraient à peine les nuisibles. Ils ne pouvaient pas les éviter complètement – les nuisibles sont une incroyable source d'énergie magique. Mais les petites créatures couvertes de pustules ne sont pas une compagnie des plus plaisantes. Elles sont froides, visqueuses et violaient allègrement toutes les règles de bienséance en matière d'hygiène personnelle et de bonnes manières. Mais cela ne dérangeait pas Dina.
« Bonjour Bastion, Vedredi, Kiara et Neniox, » dit-elle aux nuisibles qui se roulaient dans la boue près du bord du cours d'eau. « Vous allez bien aujourd'hui ? » Les nuisibles, tout comme les arbres, ne répondaient que rarement aux questions. Mais ils se mirent à gigoter, aspergeant de boue la veste de Dina. « Je viens pour vous demander une faveur, » commença-t-elle. « J'ai besoin que vous fassiez une petit voyage pour moi. » Elle sentit une pointe d'anxiété pendant qu'elle appliquait le cataplasme aux nuisibles – dix en tout – qui se rassemblaient autour d'elle. Ils avaient confiance en elle, peut-être même l'aimaient-elle d'une certaine manière. Elle caressa Nenioc, nommée d'après sa sœur de clairière disparue des années plus tôt. Le nuisible rota et lécha la main de Dina. « Si j'y arrive, tu seras de retour. Comme si tu n'étais jamais partie. »
Chasse aux spécimens (artwork : Randy Vargas)
Elle posa le livre de sorts au sol et, sur chaque nuisible, traça une spirale, symbole de toute vie émanant d'un unique point. Puis elle commença à réciter l'incantation. Les premières syllabes étaient assez faciles à prononcer. La suite, cependant, donnaient l'impression d'un marteau émoussé qui frappait l'intérieur de son crâne. Dina persista, se concentrant sur une sensation qui lui apportait de la joie – celle de l'écorce rugueuse de son arbre-père, le première qui l'a salué après sa naissance.
Si son expérience s'avérait être un succès, elle pourrait revenir à l'emplacement de sa clairière et la ramener à la vie. Les ramener à la vie. Toutes les plantes, tous les animaux, toutes les dryades, comme dans son souvenir. La véritable vie qui émerge de ce qui ne vit pas.
Un claquement la fit sortir de sa concentration. De l'autre côté de la clairière, un arbre mort tomba bruyamment, son tronc proprement coupé en deux par... quelque chose. Dina ferma le grimoire, éteignit sa lumière et s'accroupi dans la boue à proximité du ruisseau. La nuit était sans lune, et la lumière des étoiles perçait à peine à travers les tourbières.
Aucune créature du marais ne pouvait avoir endommagé si clairement le tronc de l'arbre. C'était forcément quelqu'un de Strixhaven.
« Déçu ? » cria une voix. « Connais-tu au moins la signification de ces mots ? » Une seconde plus tard, un projectile noir frappa le sol juste devant elle. De la magie d'encre ? pensa-t-elle. Un autre éclair sombre sortit de fond de la nuit et éclaboussa dans la boue dangereusement proche du bord du ruisseau où les nuisibles jouaient innocemment. C'était définitivement de la magie d'encre, le style signature de l'Université Plumargent. Mais que faisait quelqu'un de Plumargent dans les Tourbières de détention ? La réponse était évidente : c'était un élève qui avait été puni.
« Tu n'étais même pas là ! Où est-ce que tu te cachais ? »
Des spirales d'encres surgirent de l'obscurité comme des griffes jumelles, saisissant une paire de branches et les pliants vers le sol. Cette fois-ci les arbres parlèrent. Leurs cris emplirent l'esprit de Dina. Qu'avons-nous fait ? Qu'est-ce qui se passe ? Leurs gémissements de douleur la poussa à l'action. Elle sortit de sa cachette et incanta sa lumière spectrale dans l'espoir que la vue d'un autre étudiant ferait s'arrêter l'intrus.
Malheureusement, son apparition soudaine eut l'effet inverse.
« Qui est là ? » cria une voix. Un instant plus tard, une puissante vague fuligineuse se dirigeait vers Dina. Instinctivement, elle psalmodia les paroles du charme d'été, un sort dont les origines remontaient jusqu'aux dryades mais que tous les mages de la nature avaient depuis ajouté à leur répertoire. Le bouclier était suffisant pour la protéger du plus fort de la vague, mais sa force brute la fit tout de même tomber sur son dos. Des pas se dirigèrent vers l'endroit où était étendue Dina. Un instant plus tard, des mains l'aidaient à se remettre sur pied. Un jeune homme vêtu de l'habit blanc et noir des étudiants de Plumargent se tenait en face d'elle, manifestement choqué.
« Je... je ne t'avais pas vu. »
« C'est parce qu'il fait sombre, » répondit Dina. « Les yeux des humains s'adaptent mal au manque de lumière. »
« Non, enfin, je veux dire... »
Sa voix était traînante et ses yeux passaient de Dina à un point derrière elle.
Les nuisibles ! Le cœur de Dina s'arrêta. S'ils sont blessés... Dina s'attendait à une scène macabre et se retourna. Mais en lieu et place des nuisibles morts se trouvait une sphère de magie d'encre noire de jais, frémissante comme si elle était vivante. Des émanations de brume verte couraient à sa surface.
« Qu'est-ce que c'est comme magie ? » demanda le jeune homme dans un murmure.
Dina ne répondit pas. Elle observait la sphère trembler et développer des vrilles qui s'enfoncèrent dans le sol meuble du marais. La boue sous ses pieds commençait à bouger comme des doigts miniatures griffant les semelles de ses bottes.
« On ne peut pas rester ici, » dit-elle.
« Tu n'as pas répondu à ma question ! »
Sans un mot, elle attrapa le poignet du jeune homme, le tira aussi fort qu'elle le pouvait et s'enfuit de la zone, traînant l'étudiant derrière elle. Les réponses pouvaient attendre, ce n'est pas comme si elle en avait. Le rituel devait être effectué délicatement et avec précision, mais maintenant il avait été interrompu. Les arbres hurlèrent avec force. Le vide ! Où nous avez-vous envoyé ? Si mal...
Leur souffrance mis Dina à genoux. Cette fois-ci, ce fut le jeune homme qui l'aida à se relever et la guida jusqu'à ce qu'ils arrivent à un fourré où ils purent s'abriter.
Ils étaient entourés par le bruit des arbres en train de se débattre.
« Maintenant, répond à ma question, » reprit-il.
De près, Dina se rendit compte que le jeune homme était le fils du doyen Lu, le plus vocal et charismatique des doyens de Plumargent. Ils avaient le même air résolu quand ils parlaient. Dina avait pu s'en rendre compte à de nombreuses reprises (depuis le dernier rang évidemment), quand le doyen Lu donnait son discours passionné sur l'engagement et le devoir aux réunions inter-Universités.
« Tu t'appelles Killian, » dit-elle. « Ton père – »
« Ne parle pas de mon père, » répliqua-t-il avant de radoucir son expression. « On a d'autres choses plus importantes à régler pour l'instant, à commencer par : qu'est-ce que c'était là-bas ? »
Il n'y avait pas d'intérêt à cacher la vérité. Dina sortit le livre de sorts de sa sacoche.
Killian ouvrit le livre et parcouru ses pages. « De la magie interdite, » dit-il.
« Je sais, » répondit Dina. « C'est pour ça que je le cachais ici, là où personne n'est supposé se trouver. »
« Ça ne change rien au problème. »
« Sauf si tu détruis mon unique chance – »
« De faire quoi ? » s'écria-t-il. « Qu'est-ce que tu essayais de faire ? »
Dina s'arrêta juste avant de répondre : Pour sauver tout ce que j'ai jamais aimé en ce monde. C'était le genre de déclarations qui la ferait passer soit pour une mégalomane soit extrêmement ridicule, quand bien même il s'agissait de la vérité. Elle préféra esquiver la question.
« Attend, tu entends ça ? » demanda Dina.
Killian s'arrêta et écouta. « Non. »
« Exactement. On devrait repartir et aller voir. »
Émergeant des arbres, Dina et Killian suivirent leurs pas jusqu'à la tanière des nuisibles, en utilisant cette fois-ci un orbe radieux conjuré par Killian comme source lumineuse. Bien qu'un court moment seulement se soit écoulé, les effets du sort de Dina étaient clairs. De profondes entailles marquaient les troncs d'arbre et le sol meuble, comme si une grande bête avait aiguisé ses griffes dans le paysage. Les arbres autour de la zone avaient été endommagés à la souche ou complètement déracinés. Il n'y avait aucun signe des nuisibles, et les seuls restes de leur tanière étaient des bouts de bois flottant à la surface de l'eau.
« On doit y aller, » dit Dina. « Le doyen Valentin est à Contresens. Il pourra nous aider. »
Killian secoua la tête. « Je suis piégé ici toute la nuit. » Il tourna son bras pour montrer à Dina le sceau de Plumargent sur son poignet. C'était une marque de détention, signe qui empêchait les étudiants d'éviter simplement leur séjour obligatoire aux Tourbières de détention. S'ils essayent de s'échapper, la marque réagira avec le paysage pour renvoyer l'étudiant au centre du marais. « C'est ce j'obtiens pour avoir laissé un joueur Prismari voler mon encrelin juste sous mon nez. C'est ma faute s'ils ont eu ce point, et Plumargent a perdu le match de Tour-polo des mages. C'est mon père... »
« Il t'a envoyé en détention pour une partie ? »
« Non, il m'a envoyé en détention pour ne pas m'être appliqué, » répondit-il. « Tu devrais y aller, je peux m'en sortir seul. »
« Je ne te laisse pas seul ici. »
« Alors aide-moi à réparer ton erreur. »
« Notre erreur, » corrigea Dina. « Tu te souviens du moment avec les cris et les lancers de sorts irréfléchis ? »
« Bien, » accepta Killian. Il désigna un carré de l'autre côté de la clairière. Une trace fraîche parsemée de branches cassées créait une piste à travers les tourbières. « Il se déplace. Je vais prendre la tête. »
« Tu te rend compte que si quelque chose nous attaque par l'avant, tu seras probablement le premier à te faire toucher, » demanda Dina.
« Bien sûr, mais – »
« Bien, donc ce n'est pas dans ton intérêt d'être devant moi, et ce n'est pas non plus dans mon intérêt que la lumière soit si loin devant moi. Qu'est-ce qui se passerait si nous sommes pris en embuscade depuis l'arrière ? » Elle indiqua la largeur de la piste. « On peut marcher côte-à-côte. Est-ce que ça te paraît pas plus censé ? »
« J'essayais juste... laisse tomber. »
Livre de sorts en main, Dina parcourait ses pages en marchant. L'intention du rituel était claire. Comme les nuisibles agissaient comme des réservoirs d'énergie magique, ses professeurs avaient émis l'hypothèse que leurs essences étaient aussi brutes que celle des élémentaux, qu'ils pourraient être reliés à chaque être vivant sur Arcavios. Un des sorts les plus simples enseignés à tous les étudiants de Flestrefleur consistait à extraire l'essence magique d'un nuisible et de le convertir, corps et âme, en magie pure. Le rituel du livre promettait un moyen d'exploiter cette magie pour lui faire retrouver sa forme vivante initiale.
De retour. Comme si tu n'étais jamais partie.
« Tu as trouvé quelque chose ? » demanda Killian.
« Non, » répondit Dina. Il n'y avait aucun contresort, aucune méthode inclue pour défaire un quelconque sort dans ce livre. « C'est presque comme si le mage avait essayé de faire la même chose encore et encore. »
« Relever les morts ? »
« Faire revenir les vivants »
« Je me demande qui est-ce qu'iel a perdu, » pensa Killian.
« Qui as-tu perdu ? »
« Comment tu... je suis vraiment transparent à ce point ? » Killian se tint la tête et lui sourit derrière ses longues mèches de cheveux. « Ma mère est morte quand j'étais très jeune. Je ne peux pas vraiment dire que je l'ai perdue, je me souviens à peine d'elle. » Il remit ses cheveux en place et continua à suivre le chemin.
Dina savait mieux que quiconque qu'il fallait prendre sa nonchalance pour argent comptant. Elle savait ce que c'était que de perdre ceux que l'on aime, et plus encore la douleur de ne jamais les connaître. C'était un profond sentiment de vide qui ne serait jamais comblé, comme un siphon qui qui vous attire dans un abîme sans fond. Le sourire le plus large, le rire le plus communicatif ne pouvaient pas dissimuler cette blessure aux yeux de ceux qui la partageaient.
« Je n'ai pas connu ma mère non plus, » le repris Dina. « Tout le monde est mort dans ma clairière. »
« Toute ta famille ? »
« Les dryades n'ont pas de famille, » expliqua Dina. « À la fin de sa vie, une dryade part à la recherche d'un arbre qui comme elle arrive à sa fin. Elle s'allonge au sol, permettant à la terre de reprendre son corps, et finalement une nouvelle dryade émerge de l'arbre, sans rien connaître d'autre que son nom – le même que celui de sa mère. Nous n'avons pas de parents au même sens que vous, mais nous faisons quand même partie d'une communauté – celle de nos sœurs de clairière et de toutes ses plantes et animaux. »
« Mais ils sont tous mort. »
« Oui. Quand la Flétrissure arrive, peu sont épargné. »
Ils continuèrent de suivre la piste jusqu'à ce qu'elle s'élargisse, formant une autre clairière. Dès qu'ils y posèrent le pied, un grondement sourd émana d'un buisson non loin.
« Est-ce que c'est ça ? » demanda Killian, ses mains prêtes à projeter un trait d'encre en direction de la menace.
« Non, » répondit Dina. Elle renifla l'air. « C'est un accrochevigne. »
« Quoi ? Comment tu le sais ? »
« Ils se nourrissent de citron musqué. C'est ce qui leur donne cette odeur. »
Killian respira un grand coup. « C'est ça, cette puanteur ? »
Une créature massive jaillit des buissons, en grande partie dissimulée par sa longue fourrure filandreuse, à l'exception de ses puissantes pattes avant et de ses grandes griffes sombres. Dès qu'elle les aperçut, elle tenta de rugir, mais ne parvint qu'à gémir de douleur.
« Il est blessé, » déclara Dina en pointant les taches de sang sur sa fourrure. « On doit l'aider. »
« Mais c'est un animal sauvage ! »
« Je sais. » Bien qu'elle n'avait aucune intention hostile vis-à-vis de l'accrochevigne, Killian marquait un point. Sa démarche était chancelante, ses mouvements mous. N'importe quel mouvement brusque le ferait paniquer. Même un accrochevigne affaibli pouvait briser tous les os de son corps ou de celui de Killian en un seul mouvement. « Tu m'aides ? »
Killian acquiesca.
« Tout va bien, » murmura Dina en s'approchant lentement. « Laisse-moi t'aider. » Elle posa sa main sur la bête et récita une incantation pour dissiper la magie envahissant le corps de l'accrochevigne, mais la corruption était trop intense pour qu'elle la retire. Dina redoubla ses efforts pour faire disparaître l'infection, mais cela ne fit que crisper la patte massive de l'accrochevigne, lui arrachant un cri de douleur. Il fit un mouvement en direction de Dina, les griffes sorties.
Rapidement, Killian la tira en arrière d'une main tandis qu'il stoppait de l'autre main l'accrochevigne de sa magie d'encre. Il gémit, trébucha en arrière et tomba sur le flanc, gisant immobile à l'exception de sa respiration laborieuse. Killian aida Dina à se relever, et ensemble ils s'approchèrent de la bête. Des émanations de la magie de Killian voletaient autour du corps de l'accrochevigne.
Dina s'agenouilla et écarta les touffes de poils tâchées de sang du museau de l'accrochevigne. Il geignit et suivi ses mouvements des yeux. « Je veux savoir ce que tu as vu, » demanda-t-elle à la bête.
« Est-ce que... ? » commença Killian.
« Ma magie n'est pas assez puissante pour le soigner, » dit doucement Dina. Elle posa le dos de sa main sur le front de l'accrochevigne. Pour les dryades, communier avec les fleurs était instinctif – c'est pour cette raison qu'elles faisaient d'excellents mages de la nature. Mais établir un rapport avec des animaux était autrement plus difficile. Dina entreprit de se concentrer en imaginant qu'elle flottait dans un long tunnel sombre. Une fois arrivée au bout, elle se trouvait en train de regarder la clairière depuis le sommet des arbres – le monde vu par les yeux de l'accrochevigne. Le soudain craquement d'une brindille la fit se concentrer sur une créature rampant dans la clairière. Elle se déplaçait comme une grande guivre, laissant un chemin derrière elle dans le sol meuble. En se déplaçant, elle absorbait de la terre, de la végétation desséchée et une carcasse à moitié dévorée pour gagner en taille, en force et en vitesse.
Quand l'accrochevigne bondit de branche en branche pour affronter la créature, Dina ne put qu'observer la scène, impuissante. Une fois au sol, l'accrochevigne courut vers elle et planta ses crocs et ses griffes dans son corps. Dina sentit le goût de la terre sur la langue, des fragments d'os craquèrent entre ses dents.
La contrattaque de l'intrus fut rapide. De longues vrilles noires émergèrent de son corps pour empaler l'accrochevigne et le projeter contre les arbres. Dina comprit le moindre aspect de la douleur physique qu'avait enduré l'accrochevigne, son incompréhension face à cette créature qui la ballotait comme une feuille lors d'une tempête. Finalement, la créature se débarrassa de l'accrochevigne dans le buisson, satisfaite de pouvoir continuer son chemin.
Dina lâcha l'esprit de l'accrochevigne, son corps tout entier souffrait de blessures fantômes. « Il est parti vers le nord-ouest, » déclara-t-elle en reprenant ses esprits. « Vers Tourbejonc. »
« Vers l'université ? Peut-être qu'il est attiré par l'énergie magique ? »
« Ou il cherche un but, » dit Dina. « Il vient juste de naître, il ne sait pas pourquoi il est là ni ce qu'il doit faire. »
« Comme un gigantesque bébé meurtrier ? »
« Notre gigantesque bébé meurtrier. »
Killian envoya son orbe radieux plus loin sur le chemin, et ils lui emboîtèrent le pas. Dina n'arrivait pas à faire sortir les souvenirs de l'accrochevigne de sa tête. Si cette chose s'échappait des tourbières, un nombre incalculable d'étudiants serait en danger, sans compter les bêtes sauvages qui serait également en péril. L'expérience avait été un succès en quelque sorte. Cette créature n'était-elle pas issue de l'éther ? Est-ce que ce n'était pas un signe que cette magie était capable de tenir ses promesses de véritable résurrection ? Quels bénéfices pouvaient apporter à Arcavios les dryades de sa clairière ? Quels savoirs pourraient-elles obtenir des abysses et rapporter au reste du monde ?
Et qui serait-elle capable de sacrifier pour leur permettre de revenir ?
Killian attrapa sa main, l'interrompant dans ses pensées. « Attend ! Je crois que je le vois ! »
Dina regarde devant elle. Plus loin, l'orbe de Killian illuminait effectivement une forme colossale qui s'était enroulée autour d'une parcelle d'anciens arbres Sylvatica. Malgré l'obscurité, elle aurait juré que la silhouette semblait deux fois plus grande que quand elle avait combattu l'accrochevigne. Pourquoi s'était-elle arrêtée et installée dans cette partie du marais ? Était-elle au courant qu'ils venait l'arrêter ?
Est-ce qu'elle les attendait ?
Killian étouffa son sort de lumière et écarta Dina de la piste derrière un tas d'arbres morts. « On ne peut pas y aller comme ça, » affirma-t-il. « Attend – cet orbe noir qu'on a aperçu au début. Le corps de cette chose est issu du marais, mais son cœur – »
« Ta magie, » dit Dina.
« Et la tienne aussi. » répliqua Killian. « Si on arrive à accéder à nouveau à son cœur, on pourra briser le sort, le neutraliser, et la faire s'effondrer toute entière ! » Il réfléchit un moment. « Je pense que je devrais être capable d'annuler la magie d'encre, mais je devrais être juste à côté de l'orbe pour que ça marche. Est-ce qu'on peut brûler le corps ? »
« Non, le marais est trop humide, » répondit Dina. « Mais j'ai un plan. »
Killian sourit. « Tu partages ? »
« Avec toi ? » demanda Dina. « Oh. Ça serait probablement une bonne idée, non ? »
L'avant-dernière chose que Dina dit avant qu'elle et Killian ne se séparent furent « Avale ça, » tout en lui donnant une poignée de feuilles de thé séchées. « Tu devrais mieux voir dans le noir. »
Killian les mit dans sa bouche et les avala. Un instant plus tard, ses yeux s'illuminèrent d'une faible lueur bleue. Il cligna des yeux et regarda autour de lui, étonné.
« C'est incroyable ! Pourquoi on a pas utilisé ça plus tôt ? »
« La patte-de-lion a des effets secondaires sur les humains, » répondit-elle.
« Comme quoi ? »
« Tu ne devrais pas trop t'éloigner des toilettes demain. »
« Oh. »
« Après-demain aussi. »
Puis vint la dernière chose qu'elle lui dit avant qu'ils ne partent mettre en action leur part respective du plan.
« Ne meurt pas, ok ? »
« Aucun problème. J'ai confiance en ma chance. »
Les choses comme « la chance » n'avaient pas l'air de ralentir Killian le moins du monde. Il était impulsif et téméraire, des traits que Dina avait toujours considérés comme des défauts. En même temps, elle se demandait ce que ça faisait d'être capable de parler avec une telle confiance en soi. Que ce soit par aveuglement, stupidité ou mérite, c'était un trait que Dina n'avait jamais présenté mais qu'elle avait toujours souhaité avoir – ne serait-ce que pour pouvoir se convaincre elle-même qu'elle faisait les bons choix.
Maintenant elle était à nouveau seule, à avancer à travers des parcelles de chardon pour contourner l'abomination. Quelque part de l'autre côté de la clairière, Killian s'installait à un endroit plus pratique pour patienter jusqu'à ce que ce soit son tour. L'odeur de pourriture prenait le nez de Dina. Être si proche du corps du monstre était pareil à être enterré sous des couches et des couches de végétaux en décomposition. Elle n'osait pas le toucher directement. Le provoquer trop tôt pourrait s'avérer fatal. À la place, Dina plongea sa main dans la boue à quelques pas de la créature et commença à incanter l'un des premier sorts qu'elle avait appris à Strixhaven.
La nature, expliquait Lisette, cherche l'équilibre. La magie est simplement un moyen d'altérer subtilement cette balance sans détruire les éléments avec lesquels nous travaillons. La clé est de commencer petit. Une montagne peut reposer sur un simple caillou. Un océan commence par une goutte de pluie.
Dina respira, et à chaque souffle, elle imagina son esprit en train de s'étendre jusqu'au moindre élément qui constituait le corps de la créature – l'eau, la terre, les plantes et les os. Elle imagina ces fragments s'enrouler les uns autour des autres avant de s'étendre, et les mottes de terre s'assembler pour tenir comme un granite.
Attention à ne pas voir trop gros, prévint Lisette. Tout a un coût.
En classe, Dina avait réussi à transformer une poignée de terre en une sculpture de sa fleur préférée, l'orchidée mante. Cet exploit avait nécessité plusieurs nuisibles pour renforcer le sort. Mais à cet instant elle n'avait pas accès à un tel supplément d'énergie magique, ce qui la força à puiser dans ses propres forces. Elle continuait à scander, malgré ses dents serrées. Chaque partie de son corps souffrait d'un torrent de piqûre, comme si des milliers d'aiguilles se trouvaient juste sous sa peau.
La créature commença à bouger. Elle tenta de se détacher des arbres, mais elle ne parvint qu'à faire tomber des morceaux de son corps au sol. Des tentacules noirs jaillirent de ces profondes entailles, mais ils étaient particulièrement lents et perdaient des bouts de la végétation à chaque mouvement. Tant que Dina pouvait maintenir le sort, la créature serait lente et fragile, une cible parfaite pour Killian. Elle observa attentivement la masse sombre devant elle pour repérer son camarade. Aucun signe de lui. Soudain, une paire d'appendices irréguliers surgirent du corps de la chose et commencèrent à sonder les espaces entre les arbres. À terme, il finirait par la repérer. Si son propre sort ne la tuait pas avant.
« Je ne m'applique pas assez, n'est-ce pas ? » Le cri de Killian vint avec deux faux de pure magie d'encre tranchant le corps de la créature. Des débris éclatèrent de son corps. « Peut-être que tu ne peux juste pas accepter qui je suis ! » Deux autres traits surgirent de l'obscurité pour découper plus encore la créature. Leur plan fonctionnait ! Tout ce qu'il devait faire était de se frayer un chemin jusqu'au cœur du monstre. Mais il devait faire vite. Dina avait l'impression que sa poitrine était transpercée par un millier de lames enflammées.
« Tu es tellement hypocrite ! » Killian bondit sur une bûche et tira un autre trait d'encre, prenant cette fois-ci la forme d'un marteau directement en direction du monstre. Son corps continuait de se briser sous les coups. « Tu es toujours prêt à dire aux autres qu'ils ne sont pas dignes d'intégrer ton université ! » Il descendit de la bûche. « Ce n'est pas ton université ! C'est la nôtre ! » Killian tournait autour de la créature, conjura une lame atramentaire depuis son bras avant de l'abattre sur elle.
Dina n'avait jamais été regarder un match de Tour-polo des mages. Est-ce que tous les joueurs se déplaçaient d'une manière aussi fluide que Killian ? Ses mouvements formaient un motif raffiné, une danse aussi éblouissante qu'énergique. Malheureusement, la dernière manœuvre de Killian l'avait trop rapproché de la créature, suffisamment près pour qu'elle puisse l'atteindre au thorax d'un coup de ses griffes sombres.
« Killian ! » s'écria Dina alors qu'il s'effondrait au sol. Elle brisa son sort et courut au côté de Killian, esquivant une rafale de coups du monstre. Dina le traîna plus loin au pied de l'arbre le plus proche et lança un enchantement de croissance à voix haute pour forcer les racines de l'arbre à s'enrouler autour de lui. Elle se releva et se retourna pour faire face à cet adversaire de sa propre création. Le corps de la créature frémit suite aux effets du charme de pétrification de Dina. Elle se cabra bien au-dessus d'elle, exposant une immense gueule d'os fragmentés sur son ventre.
Et finalement, comme une puissante vague, la créature s'effondra devant elle.
Dina se tenait au milieu des grand roseaux qui chatouillaient son nez. L'eau atteignait ses chevilles et la boue enterrait ses orteils. Une douce odeur d'agrumes flottait dans l'air, ce qui la poussa à prendre une profonde inspiration.
Son foyer.
« Tu as toujours aimé la saison des fraises, » entendit-elle. Une personne apparut à gauche de Dina, derrière les premiers arbres, quelqu'un qui lui était à la fois étrangère et intimement familière – une magnifique dryade qui semblait presque flotter dans les airs. Les branches qui couronnaient sa tête étaient noires et craquelées à leur bout. Sa peau autrefois verte s'était mué en un sinistre assortiment de bruns, d'ambres et de gris chinés. « Tu reconnais cet endroit, » dit-elle en caressant un arbre près d'elle.
Il était impossible que Dina ne le reconnaisse pas. C'était sa clairière, et plus spécifiquement l'arbre duquel elle avait rampé quand elle est née. Tout était exactement comme dans ses souvenirs. Parfaitement à sa place.
Trop parfaitement.
« Est-ce que nous sommes vraiment ici ? » demanda Dina.
« Est-ce vraiment important, ma chérie ? » répondit la dryade. « C'est ce que tu voulais, non ? »
« Oui. Comme avant la Flétrissure. Je veux... »
« Moi, » déclara la dryade en s'asseyant au pied de l'arbre. « Une fois que tu commences à souhaiter l'improbable, l'impossible ne semble plus tant hors de portée. »
« Est-ce que tu sais depuis combien de temps j'ai voulu te parler ? » demanda Dina. « Combien de temps j'ai cherché ? »
« Oui. Au mauvais endroit, et tu connaissais déjà les réponses. »
« Ce n'est pas vrai ! Je veux savoir pourquoi je suis la seule encore en vie ! Pourquoi moi plutôt que les autres ? Il doit y avoir une raison ! »
« Une raison ? » dit la dryade. « Tu veux dire une preuve que tu as eu un rôle central dans les plans d'un architecte inconnu ? J'aimerais avoir une réponse simple, si seulement elle pouvait t'apporter la paix.
« Mais pour quelle autre raison serai-je encore vivante si ce n'est pour ramener les autres à la vie ? J'ai trouvé une solution ! »
« Vraiment ? » s'étonna la dryade. « Et comment peux-tu savoir si c'est ce qu'elles souhaitent ? »
« Je... »
Dina voulait la contredire mais restait sans voix. Depuis si longtemps elle avait tenu sur la mémoire déclinante de son foyer, plus tard associée à sa détermination de retrouver tout ce qu'elle avait perdu. S'accrocher à ce rêve fut suffisant pour sauver sa propre vie. Avec le temps, cela définit ce pour quoi elle se battait, qui elle était. Mais si jamais cela n'était pas bien – une violation non seulement de la nature elle-même mais également du souhait des personnes-même qu'elle souhaitait sauver ? « Qu'est-ce que je suis censée faire ? »
« Tu peux aider ceux qui en ont besoin maintenant. » La dryade regarda à sa gauche et Dina lui emboîta le pas. Plus loin, Killian était prisonnier d'une cage de racines, son visage déformé par la douleur. « Est-ce qu'il compte pour toi ? »
« On vient seulement de se rencontrer, » répondit Dina. « C'est... mon ami. »
« Un bon point de départ. Bien sûr, il y a une raison à ta situation actuelle. » La dryade pencha la tête sur le tronc de l'arbre et ferma les yeux. « Il est temps d'être à nouveau complète, ma chérie. »
Dina compris. Elle ferma les yeux et projeta son esprit aussi loin qu'elle le pouvait, au-delà des frontières de sa mémoire jusqu'au sombre cœur de la créature à laquelle elle avait donné vie. Alors qu'elle visualisait son propre corps flottant dans ce vide, elle se concentra sur la simple goutte de sang qui avait mis le sort en place. Elle se laissa tomber jusqu'à ce que la goutte soit suspendue dans les airs en face d'elle. Elle la toucha du bout des doigts, une sensation de morsure acérée remonta le long de son bras Tout d'un coup, elle eut l'impression que son bras tout entier venait d'être plongé dans une mer de glace. Le froid courut le long de son cou jusqu'à son visage, et atteint son nez, ses yeux et sa bouche.
Et puis elle tomba. Une chute infinie. Une chute éternelle.
Dina reprit son souffle et agita les bras en direction des formes sombres contre le mur. Elle attrapa sa couverture et fit le point sur son environnement. Elle n'était plus dans les environs des Tourbières de détention, comme en témoignait la douce lumière dorée d'une lanterne sur une table de chevet. Dina reconnut l'infirmerie de Contresens. Aux côtés de Lisette, elle s'était occupé d'étudiants alités dans le cadre de cours de soins avancés. Assis sur une chaise à proximité du lit, le doyen Valentin regardait Dina caché sous sa capuche.
« J'ai été quelque peu hâtif dans mes compliments, la dernière fois, » dit-il.
« Où est... Killian – »
« Il récupère dans sa chambre, » répondit Valentin.
« Comment je suis arrivée ici ? »
« Le garçon est obstiné, il t'a traîné depuis les Tourbières avec une plaie purulente. Sans oublié un cas particulièrement grave d'empoisonnement à la patte-de-lion.
« Et les tourbières ? »
« Tu fais référence aux forces que tu as tenté de manipuler ? » demanda-t-il. « Rassure-toi, s'il y avait toujours une menace pour les élèves, tu ne serais pas là. Tu serais morte, et monsieur Lu aussi. »
Valentin était au courant de tout. À coup sûr, Killian a dû parler aux doyens de Plumargent de tout ce qui s'est passé dans les Tourbières de son point de vue. Dina, de son côté, était certaine que son séjour à Strixhaven touchait à sa fin. Elle savait pourquoi elle avait fait les choix qu'elle a fait. Elle aurait juste souhaité que le résultat soit différent. Après tout, peut-être était-ce la seule manière pour elle d'apprendre à laisser le passé derrière elle. C'en était le coût à payer.
« Je sais que vous êtes déçus, » dit Dina. « Je ne voulais pas – »
Valentin soupira. « Déçus ? En vérité, je ne suis pas du tout surpris. Aucun de nos étudiants n'a jamais souhaité que les choses tournent mal, en particulier quand elles tournent effectivement mal. »
« Dès que je le pourrais, je récupèrerai mes affaires et je m'en irai. » Dina s'inclina au-dessus du chevet pour sortir du lit, mais une douleur traversa son corps, la forçant à se rallonger.
« Tu es au courant qu'il s'agit d'un établissement d'enseignement, n'est-ce pas ? » déclara Valentin. « Je suis persuadé que tu as appris quelque chose cette nuit – que tu es l'étudiante, et que nous sommes les enseignants. Nous préparons minutieusement nos cours, et vous les suivez à la lettre. S'écarter de cette dynamique est... risqué. Une telle leçon te sera précieuse pour la suite de tes études.
« Alors... je peux rester ? »
« Hmph, » grogna-t-il. « Avant toute chose, Strixhaven est un nouveau point de départ. Dans bien des cas, cela se présente sous la forme de secondes chances. Personne n'est irréprochable, mademoiselle Dina. » Il marqua une pause et claqua des doigts. « Et je suis bien mal placé pour reprocher aux autres leurs égarements. »
Infusion de vitalité (artwork : Andrey Kuzinskiy)
La Professeur Serafina Onyx souffla sur la flamme dansante. Depuis le début de la nuit, la bougie auparavant grande et droite avait diminué en un nœud, et elle n'avait corrigé entretemps qu'une poignée des examens de ses étudiants. Depuis combien de temps n'avait-elle pas été sujette au jugement d'un instructeur ? Dame Ana avait été un mentor strict, largement reconnue pour ses prouesses dans les arts du soin. Et où est-ce que ça l'avais menée ? Un mari qui l'avait quittée. Des enfants qui la fuyaient. Une fin rapide des mains d'un patient qu'elle était chargée de soigner. Et, pire que tout, elle était dorénavant oubliée de tous à l'exception de la personne qui la haïssait le plus. Onyx trempa sa plume dans la bouteille d'encre et s'affaira à barrer une page entière de l'examen en face d'elle. Dans la marge, elle écrivit un unique mot : Pathétique.
Lisette, une collègue professeur de Strixhaven et doyenne de l'Université de Strixhaven, fit irruption dans la salle de classe. Elle marcha jusqu'au bureau d'Onyx et laissa tomber un lourd grimoire.
« Je pense que c'est à toi, » déclara Lisette, ses yeux brillant d'un éclat furieux.
Onyx manqua de s'étrangler à la vue de ce livre. Non pas qu'elle pensait que le livre lui aurait échappé éternellement. Elle avait tout le temps dont elle avait besoin dans le Multivers pour parcourir les étagères du Biblioplexe. C'est plutôt qu'elle ne s'attendait pas à ce qu'il arrive en sa possession aussi facilement. Et pourtant, il était là – une des raisons pour lesquelles elle était à Strixhaven, à gâcher ses efforts pour une bande de gamins ingrats qui se voyaient déjà comme des sorciers de grande réputation.
Elle ne voulait pas partager son excitation à Lisette. Il était après tout mieux de rester calme et posée, tout particulièrement en face d'une ennemie potentielle. N'importe qui – un ami, un parent – peut rapidement devenir un adversaire. Onyx l'avait appris à ses dépens, et ce à plusieurs reprises.
« J'apprécie ta collégialité, » dit Onyx, un léger sourire sur son visage.
« Je sais qui tu es – ce que tu es, » menaça Lisette. « Et je mourrai avant que je ne cesse d'essayer de t'éloigner de cette école aussi loin que je le peux. »
La Professeur Onyx se rassit et parcouru la couverture du livre des doigts. « On peut s'arranger, Professeur. »
Sans rien ajouter, Lisette partit en claquant la porte, laissant Onyx seule avec son trophée. Elle feuilleta le lire, s'arrêtant de temps en temps quand des souvenirs remontaient. Elle se rappelait les noms de ceux qui s'étaient porté volontaires comme cobayes – s'ils ne l'étaient pas de leur vivant, ils l'étaient dans la mort.
Onyx s'arrêta à la dernière page et lu le sort. Comme les autres, il s'était avéré être un échec. La véritable vie qui émerge de ce qui ne vit pas. Du bout des doigts, elle traça le contour de la feuille d'ésis, caressant ses rebords comme la joue d'un amour perdu depuis longtemps. Une pourriture noire se propagea à partir de là où elle le touchait, dévorant toutes les pages du grimoire pour ne laisser plus rien que les chaînes qui les avaient liées.