La Guerre Fratricide : Episode 4 - L’encre des empires - Magic the Gathering

La Guerre Fratricide : Episode 4 - L’encre des empires

La Guerre Fratricide : Episode 4 - L’encre des empires

A quinze kilomètres de Tomakul. Rats de tranchée. remplaçants. La nuit s’ouvre en deux. Au sommet. Taches d’encre. Charognards. A seize kilomètres de Tomakul.

  La storyline de Magic / La guerre fratricide

A quinze kilomètres de Tomakul. Rats de tranchée. remplaçants. La nuit s’ouvre en deux. Au sommet. Taches d’encre. Charognards. A seize kilomètres de Tomakul.

  La storyline de Magic / La guerre fratricide



Articles

le , par Drark Onogard
668

A quinze kilomètres de Tomakul. Rats de tranchée. remplaçants. La nuit s'ouvre en deux. Au sommet. Taches d'encre. Charognards. A seize kilomètres de Tomakul. Vous trouverez l'article original ici.

Episode 4 : L'encre des empires



44 AR

À quinze kilomètres des dômes dorés de Tomakul, Farid était assis sur le rebord d'une vieille tranchée et utilisait son couteau pour déchiqueter son ragoût congelé. Alimentés par des flèches brisées et de petites liasses de papier d'emballage, les charbons sous la marmite – son propre casque en laiton, sans la doublure – décongelaient rapidement faisaient mijoter son repas. Sans cérémonie, Farid secoua le reste de son sel d'une petite boîte dans le bouillon, remua et sentit son estomac se tordre de faim à la légère odeur d'ail des ours et d'oignons. L'odeur faisait également sortir les rats de leurs terriers, mais le froid les rendait paresseux. Farid en vit un ramper vers ses bottes enveloppées de chiffons et s'arrêter pour le renifler. Il était gros, gros comme les chats dorés qui se prélassaient dans les rues du quartier des temples de Tomakul, et se tenait avec la même confiance languissante et dandinante. Les rats possédaient la tranchée ; les humains qui s'y blottissaient n'étaient que des occupants temporaires, et de la nourriture s'ils mouraient. Farid le repoussa.







Leur tranchée était vieille de presque deux décennies, une relique du début de la guerre élargie en quelque chose qui ressemblait aux grands travaux de terrassement que Farid avait vus lors de la retraite hors des territoires trans-Mardun de Yotia. Là où le fleuve Mardun bordait Kroog, ils avaient des lignes de tranchées renforcées par des tours de pierre trapues. Des bunkers qui cachaient de lourdes arbalètes automatiques, des hôpitaux souterrains et des réfectoires, des couchettes imperméables aux intempéries, éclairées et chauffées sans fumée par des lithoforces. Mais tout cela, c'était à un an et à des kilomètres derrière lui, abandonné après que les Argiviens et leurs alliés avaient commencé leur contre-attaque. La vie sur le front de Mardun était froide et ennuyeuse jusqu'à nouvel ordre.

La guerre de Farid avait duré un an depuis son départ de chez lui, la mort mécanisée dans son dos et la peste là où il dormait. Chaque illusion qu'il avait de la gloire, de l'honneur et de l'aventure était réduite en bouillie, foulée dans la boue, avec l'honneur et l'humanité. Chaque tranchée dans laquelle l'unité de Farid s'était retirée était plus ancienne, moins profonde et en plus mauvais état. La dernière fois que la guerre s'était trouvée aussi près de Tomakul, il n'y avait pas de machines, juste des fantassins et de la cavalerie ; seuls les conseillers les plus proches du qadir savaient ce qu'était un dragon-machine, personne n'avait vu de vengeur et Farid n'était pas encore né.

Lorsque Farid et son unité étaient tombés pour la première fois dans cette tranchée, épuisés et ensanglantés par la cavalerie de l'artificier, ils y avaient trouvé un fossé peu profond qui s'étendait sur une poignée de kilomètres à travers le fond de la vallée, inondé, n'abritant que les rats et les morts. Ils avaient creusé dans la terre, pompé l'eau et renforcé cette ancienne ligne en vue des réalités de la guerre moderne. Maintenant, c'était sa maison, avec des abris souterrains pour se cacher des bombardiers mécanoptères par temps clair, des pièges creusés par des sapeurs pour abattre les vengeurs et les triskèles qui avançaient dans la boue, et des bosquets de fil d'aiguille tendus à l'avant pour emmêler tous les ennemis qui chargeaient.


Un mois de travail froid et de vie frugale suivit. Des conversations au sujet d'une attaque bourdonnaient dans la tranchée, mais Farid n'accordait pas trop d'importance aux discussions. Les soldats parlaient ; les attaques étaient lentes et grandioses de nos jours. Ils avaient besoin de soldats pour remplacer les morts et renforcer les vivants et besoin d'officiers pour crier et briller. Heureusement, il semblait que les généraux n'avaient jamais voulu attaquer à moins d'avoir au moins un dragon-machine, ou une division des propres soldats mécaniques du qadir pour tenter de briser la ligne ennemie.

Alors, Farid nettoyait sa lance, gardait ses bottes rapiécées, retournait ses chaussettes et cuisinait. Ce matin c'était un ragoût. Quand ce fut prêt, Farid versa d'abord une portion dans la tasse de Karrak, puis le reste dans la sienne. Farid donna un coup de coude à son ami, qui était assis enveloppé dans deux manteaux, fixant le mur opposé de la tranchée boueuse et givrée.







« A manger, » dit Farid. Il dut à nouveau bousculer Karrak avant qu'il s'en aperçoive. Karrak regarda, toussa, prit le ragoût et mangea.

Farid souffla dans sa propre tasse, sirota et laissa le bouillon chaud couler en lui. Il mâchait un morceau de pain détrempé et regardait une ligne de soldats contourner l'angle aigu de la tranchée. Ils marchaient en file indienne, se traînant sur le sol en planches afin de garder leurs bottes exemptes de la boue couverte de givre qui se trouvait en dessous. Les yeux baissés, les soldats se ressemblaient tous. Ici, la boue séchait et blanchissait leurs bottes et leurs uniformes en laine, tachant les couleurs autrefois raffinées de l'armée impériale Fallaji, allant de rouges poussiéreux aux nuances froides de blanc, de bronzage et de brun. Tous portaient leurs heaumes enveloppés de tissu sombre, pour empêcher le soleil de briller sur le laiton poli. Ils traversaient la tranchée, à petits pas pour ne pas marcher sur les talons du soldat devant, assez vite pour ne pas se faire marcher dessus par le soldat derrière. Certains s'appuyaient sur leurs lances en marchant.

« Hé, » dit Farid pour appeler les soldats qui défilaient. Où allez-vous ? »

Aucun d'eux ne répondit. La plupart firent comme s'il n'était pas là, et les autres le regardèrent simplement avec des yeux décavés par la fatigue pendant qu'ils passaient en traînant les pieds. Un soldat plus âgé, dont le manteau portait un ensemble de galons de sergent cousus, passa, et Farid l'appela, lui demandant où ils allaient.

« On fait de la place, » dit la sergente. Elle s'arrêta pour ajuster son sac, se perchant sur la marche du feu. « Des remplaçants cet après-midi. »
Farid jura. Des remplaçants. « Ils sont humains ? »
La sergente secoua la tête. « Tout ce qu'on nous a dit, c'était de leur faire de la place. Tu as encore de cette soupe ? »
Ce fut au tour de Farid de secouer la tête. « Juste du bouillon et des os maintenant. Qu'est-ce que vous avez ? »
La sergente réfléchit un instant, puis fouilla dans son manteau. Elle en sortit une pièce d'or et la tendit à Farid. C'était l'une des anciennes, épaisses, avec le visage du dernier qadir estampé des deux côtés. « Pour quand tu rentreras chez toi, dit la sergente. De quoi comme un qadir pendant une journée à Tomakul, ou comme un empereur pendant une semaine n'importe où ailleurs. »

Farid offrit à la sergente le reste du bouillon. Elle le but, puis inclina la marmite improvisée pour recueillir les dernières gouttes.

« Tenez », dit Farid en passant à la sergente l'un des os de bouillon quand il eut fini. « C'est du poulet, pas du rat.
– Du poulet ! Où est-ce que tu en as trouvé ? » La sergente, qui reconnut que c'était vrai, prit un des os.
« Ce miracle, je ne peux pas le révéler, répondit Farid. Le quartier-maître aurait ma tête pour ça. » Il porta un doigt ganté à ses lèvres, puis empocha le reste des os de poulet dans une pochette qu'il portait à la taille. « Gardez la pièce. Quand vous serez qadir pour une journée, envoyez-nous dans un endroit chaud pour creuser une tranchée. »

La sergente éclata de rire. Elle posa quand même la pièce sur le rebord à côté de Farid.

« Pour quand tu seras à la maison, mon garçon, » dit le sergent en souriant.

Farid la salua. La sergente hocha la tête et se dépêcha de rejoindre le reste de son régiment alors qu'ils s'éloignaient. L'unité traversa la tranchée pendant quelques minutes de plus, les soldats en marche silencieux à l'exception de leur toux, et du grincement et du bruit sourd des planches détrempées de la tranchée. Les blessés remontaient la queue de la colonne – ceux qui pouvaient marcher, qui pouvaient encore porter et lancer une lance, étaient renvoyés au front – la tête baissée et les yeux lointains.

« Nous sommes bien désolés, » lâcha Karrak. Son regard revenait du lointain. Sa voix n'était qu'une toux grasse et rauque. « Vas-tu prendre cet or ? » demanda-t-il à Farid en regardant la pièce que la sergente avait laissée sur le bord de la tranchée.

Farid regarda la pièce. Le soleil avait commencé à dissiper la brume et l'or brillait dans la froide lumière du matin. Il passa la pièce à Karrak, qui la mordit et vérifia l'empreinte. Satisfait, il la glissa dans une poche au fond de son manteau.

« Des remplaçants, elle disait ? grogna Karrak.
– Des remplaçants, acquiesça Farid.
– J'espère que ce sont des machines, avoua Karrak. De Mishra. Pas de ces choses mortes. » Karrak toussa. « Plus de viande pour cette bête.
– Je préfère qu'on nous donne des morts si cela signifie que nous pouvons rentrer à la maison, le contredit Farid. Laissons le qadir et son frère mener cette guerre avec leurs petits soldats. »

Karrak se recroquevilla dans son manteau avec un frisson. Farid tendit un bras et l'attira plus près de lui. Il pouvait sentir la chaleur dégagée par Karrak, comme un brasier rempli à ras bord de braises. Le même fléau qui l'avait ravagé deux semaines auparavant, devina Farid.

Un officier – un capitaine en uniforme immaculé mais aux bottes tachées de boue – fermait la marche des soldats en marche. Farid le remarqua une seconde trop tard. Avec un juron, il se leva. Karrak se débattit, mais Farid hissa son ami et le retint tandis que le capitaine passait devant lui. Tous deux saluèrent et le capitaine les ignora, consultant à la place une liasse d'ordres qu'un coureur lui avait transmise. Le coureur, un jeune garçon vêtu d'un uniforme tout aussi immaculé, marchait à côté, sautillant entre le front et la passerelle en planches au-dessus du sol boueux de la tranchée, prenant des notes pendant que le capitaine donnait des ordres à disperser dans diverses unités le long de la ligne.

Farid et Karrak et le reste des hommes de leur section restèrent debout aussi longtemps qu'il fallut pour que le capitaine passe. Lorsque l'officier tourna au coin et fut hors de vue, ils s'assirent, s'affalèrent dans leurs abris et se recroquevillèrent enfin pour dormir.

Le froid profond de l'hiver s'enfonçait dans Farid. Il veillait sur Karrak tandis que son ami frissonnait. Officiers, mouvement, remplaçants et renforts – de l'activité. Rien de bon ne pouvait sortir de l'activité. L'activité signifiait l'action, et l'action signifiait passer par-dessus, dans les lames et le feu des machines.



Les remplaçants arrivèrent le lendemain, courbés sous leurs lourds sacs, encore à alléger à cause des aspects pratiques de la guerre. C'étaient des humains, pas des automates mishraïens ou ces puants cadavres mécaniques ; un mélange de vieux et de vieilles, de jeunes qui n'étaient pas à leur place, venus des coins les plus reculés de l'empire, de soldats hagards transportés du Sarinthe nouvellement pacifié, et de forçats. Les remplaçants parcouraient les tranchées, les yeux baissés, sous les regards silencieux des soldats depuis longtemps sur cette ligne.

Certains considéraient Farid comme s'ils venaient de Tomakul, même si la plupart des remplaçants semblaient être des gens du désert : maigres avant d'arriver au front, soit avalés par leurs uniformes, soit à peine capables de s'y glisser. Une poignée de Zegoniens passa, parlant dans leur langue tranquille. Une paire de Sumifans au large poitrail et tatoués défilait, une chanson nerveuse sur les lèvres qui laissait un goût d'ozone dans l'air. Une unité pénitentiaire passa d'un pas rapide, surveillée de près par leurs gardiens larges et à la langue râpeuse, et tous mijotaient un tel mélange de peur, de désespoir et de brutalité que Farid était heureux de les voir continuer sur la ligne, et non s'arrêter à son poste.

Certains des remplaçants se comportaient avec un air de défi, mais la plupart regardaient les calottes avec de grands yeux, pleins de pitié et de peur ; l'avant ne ressemblait jamais à ce que vous aviez imaginé. Farid se rappela qu'il s'était attendu à voir des chevaliers et des champions et tout cela à son arrivée ; au lieu de quoi, il avait trouvé une ville comprimée dans un canal de pierre grise et de boue d'une douzaine de mètres de large et de kilomètres de long, peuplée de redoutables et beaux guerriers avec des armes tout aussi redoutables et belles, toutes disposées vers le scintillant Mardun et les ruines de Kroog au-delà du fleuve.

La vérité était que le front était un enfer : un cauchemar fait par des hommes. Osez regarder trop longtemps sa population, et vous verrez ce que vous deviendrez : les yeux creux et nerveux, recouverts de boue. Des soldats décharnés en uniformes blanchis, rapiécés et tachés. Farid était content que ce moment soit derrière lui. Mieux valait être déjà le fantôme.

Enfin, les officiers arrivèrent. Lieutenants par leurs galons et leurs écharpes, guidant les remplaçants vers leurs nouveaux postes. Les jeunes officiers arboraient cette robustesse de Tomakul et, contrairement aux soldats qu'ils dirigeaient, portaient en fait des casques en laiton et des manteaux roses bordés de tissu doré. Leur armure était polie et ils portaient toujours des épées. Farid se détacha de la masse de soldats en marche avec une escouade de remplaçants à l'arrière.

« Soldat, » appela le lieutenant. Dans quelle compagnie êtes-vous ? »
Farid se leva du rebord de la tranchée et lissa un peu son pantalon. « La compagnie D, dit-il en le saluant. « 3e des Lances de Tomakul, commandé par le colonel...
– Bien sûr, très bien, ça ira, dit le lieutenant. Ce sont les vôtres, lancier. » Le lieutenant fit signe à l'équipe de remplacement d'avancer. « Bienvenue dans la compagnie D du 3e des Lances de Tomakul, dit-il aux remplaçants. Ce lancier sera votre supérieur ici, ajouta-t-il en désignant Farid. Reportez-vous à lui pour vous guider. Je serai dans l'abri des officiers de cette façon. » Le lieutenant fit un signe de la main. « Le défilé est une heure après l'aube demain sous les drapeaux de la compagnie. Au repos. » Le lieutenant tira sur son casque en laiton, l'ajusta, puis s'écrasa dans la tranchée boueuse, laissant les remplaçants à Farid.

Dès que le jeune officier fut parti dans la tranchée, Farid jura, se libéra de sa position rigide de parade et fit signe aux remplaçants de venir. Dix hommes – pour la plupart de quelques années plus jeunes que lui, et un ancien vétéran à qui il manquait un œil – marchaient ensemble en tas de manteaux de laine marron, de sacs et de longues lances.

« Bienvenue sur le front argivien, dit Farid. Je suis Farid de Tomakul. Ici, c'est Karrak de Suwwardi, dit Farid. Le reste, vous le rencontrerez à un moment donné. Parlez au quartier-maître par là, elle vous procurera votre écusson régimentaire et du fil à coudre pour la lettre de la compagnie. » Farid fit un pas vers la tranchée, et les remplaçants se tournèrent tous pour voir. « Certains d'entre vous sont de Tomakul ? Ou êtes-vous tous des tribus du désert ? »

Le groupe hocha la tête. Le vétéran plus âgé regarda devant lui avec son bon œil. Il avait le même regard que Karrak – il était n'importe où sauf ici ; il n'était nulle part.

« Je n'étais jamais sorti de la ville avant la guerre, déclara Farid aux remplaçants rassemblés. Je n'ai jamais été dans le désert profond – j'ai entendu dire qu'il faisait froid la nuit, mais je ne m'y attendais pas. Au moins, la Lune brumeuse est d'une grande beauté. » Farid regarda autour de lui les remplaçants aux yeux écarquillés. Rien d'autre que de la peur. « Pourquoi restez-vous debout ? » Il les invita : « Prenez un siège, trouvez une couchette. »

Il y avait de petites cavités et des terriers creusés dans le mur de la tranchée et renforcés par des planches, leurs sols boueux recouverts de bandes de toile de jute et de vêtements déchirés pris aux soldats morts. Les remplaçants se précipitèrent pour s'approprier les bons. Chaque abri-terrier vacant avait abrité quelqu'un qui était passé par-dessus le mur et n'était jamais revenu, et les morts laissaient toujours derrière eux de petits bibelots ; si vous aviez de la chance, vous pouviez trouver quelque chose de précieux à échanger avec le quartier-maître contre des cigarettes ou des nabiz.

« Avez-vous vu l'ennemi, monsieur ? demanda l'un des plus jeunes remplaçants alors qu'ils s'installaient dans les abris. Les Argiviens et leurs diables mécaniques ? » Le remplaçant nageait sous son manteau brun non teint. Il portait une lance, autour de la lame de laquelle un mince ruban de soie rose était noué. Farid pensa d'abord que c'était la faveur de sa bien-aimée que le garçon avait attachée, mais en regardant les armes des remplaçants, il se rendit compte qu'ils avaient tous un ruban similaire attaché à leurs lances. C'était la nouvelle marque du régiment, comprit Farid. Plus de casque en laiton pour les heaumes de laiton. Le garçon, comme le reste des remplaçants, ne portait qu'une casquette souple avec des rabats attachés sur ses oreilles au lieu des fiers heaumes que Farid et le reste des soldats déployés depuis longtemps avaient reçus. Ils doivent avoir besoin du métal pour créer plus d'automates, pensa Farid.
« Je l'ai vu, affirma Farid. J'ai vu ses machines aussi.
– Combien en avez-vous tué ? » demanda le remplaçant, impatient.
Farid réfléchit un instant, se remémorant ce qu'il pouvait de son année de campagne. Il haussa les épaules. « Je ne pense pas en avoir tué.
– Quoi ?
Farid regarda Karrak. « Avez-vous tué des Argiviens ? Des Yotiens ?
Karrak, toujours emmitouflé, secoua la tête. « Aucun, grinça-t-il de ses couvertures. J'ai vu beaucoup de morts. Je n'en ai jamais tué un moi-même.
– En y repensant, je n'ai même jamais affronté une lame à la lance, » avoua Farid. Il montra le long couteau qu'il portait à ses côtés, puis fit un signe de tête vers son ouvre-boîte – une pique robuste à peu près aussi grande que lui, avec une tête plate qui se rétrécissait en une pointe acérée. « Ce sont des ouvre-boîtes. Nous les utilisons sur les machines d'Urza – même si je n'ai jamais utilisé la mienne que sur des vengeurs déchus et des épaves de mécanoptère, reconnut Farid. Le plus proche que j'aie été de les utiliser dans un vrai combat, c'est quand nous avons suivi une unité de faux coureurs dans une tranchée. Tous les Argiviens étaient morts au moment où nous sommes arrivés.
– J'ai vu beaucoup de morts, répéta Karrak.
– Je te l'avais dit, jubila dit l'un des autres remplaçants en donnant un coup de coude à son camarade. Des rats de tranchées, a-t-il dit. Des lâches honteux. Pas étonnant que les Argiviens nous aient poussés si loin de Kroog – rien que de délicats citadins entre eux et le cœur de notre empire. »

Farid et Karrak rirent. Certains des autres soldats qui avaient écouté rirent aussi, secouèrent la tête et continuèrent à se reposer, à manger ou à entretenir leur équipement usé.

« Les Argiviens ne sont qu'à deux cents mètres par là, dit Farid en indiquant par-dessus son épaule la tranchée argivienne. Tu veux prendre d'assaut leur ligne ? Attends encore une heure – le soleil levant sera dans ton dos et alors tu pourras frapper comme le soleil de midi sur la tête d'un voyageur sans eau, dit Farid.
– C'est... c'est exactement ce que nous devrions faire ! » cracha le remplaçant. Il était le plus courageux de ses compagnons, mais ils hochèrent tous la tête avec lui. « Pourquoi ne les chassons-nous pas de nos terres ? »
Farid se leva du rebord de la tranchée et s'avança vers le jeune homme. « Quel âge as-tu ? demanda-t-il en jaugeant le jeune homme.
– Quinze ans, » dit le remplaçant, qui détournait les yeux mais sans reculer. Le garçon faisait quelques centimètres de plus que Farid, qui était constamment affaissé depuis qu'il était dans les tranchées.
« Comment t'appelles-tu, mon garçon ? »
– Assad ».

Farid sortit son couteau. Assad recyla, bousculant ses compagnons.

Farid sourit, puis se retourna et enfonça son couteau profondément dans le mur de planches de la tranchée derrière lui. Il sortit un morceau de bois pourri, rengaina son couteau et plongea la main dans le sol. Il retira une double poignée d'argile de la cavité, creusa quelques éraflures plus profondément, puis arracha quelque chose du plus profond de la paroi de la tranchée. Il se tourna et tendit un morceau d'os enveloppé de chiffons, les cheveux emmêlés toujours accrochés aux restes fétides.
« Tu es plus jeune que cette tranchée. » Farid jeta l'os au sol sur les bottes du jeune. « Mais pas de beaucoup. » Il désigna l'os déchiqueté et détrempé. « Regarde cet os. C'était une personne – peux-vous me dire quel uniforme elle portait ? »

Le jeune regarda l'os et ne répondit pas. Les autres étaient silencieux.

« Cette terre n'a pas d'importance, grogna Farid. Vous avez un manteau ? » demanda Farid au groupe. Ils hochèrent tous la tête, certains saisissant même les coins des manteaux qu'ils portaient pour lui montrer. « Des bottes ? » Encore une fois, les jeunes montrèrent à Farid les bottes simples mais solides qu'ils portaient tous. « Bien, dit Farid. Écoutez-moi et apprenez bien ma leçon : votre manteau et vos bottes comptent plus pour vous que cette tranchée. Si les Argiviens parviennent à traverser nos barbelés, si leurs vengeurs de métal ouvrent la voie, s'il semble que nous allons perdre ça ligne, vous attrapez votre manteau et vous attrapez vos bottes et vous courez. » Farid donna un coup de pied à l'os sur les planches et le projeta dans la boue détrempée du sol de la tranchée. « Il y a toujours une autre tranchée. Peut-être pas toujours un autre manteau ou une autre paire de bottes. » Il attendit que chacun des garçons lui fasse un signe de tête. « Bien. La leçon est terminée. Vous pouvez disposer. »

Les remplaçants s'éclipsèrent. Il en restait un, qui ne bougea pas de là où il se tenait : le vieux vétéran borgne. Il s'appuyait sur sa lance avec le confort d'un tueur.
« Combien de temps ? demanda le vieux vétéran.
– Un an et quelques mois à compter du début de l'hiver, répondit Farid. Karrak en a compté trois ici. Et toi ?
– J'ai perdu mon œil au siège de Kroog, déclara le vieux vétéran. J'ai servi dans le corps de ravitaillement pendant un an, puis ils m'ont renvoyé pour former de nouveaux guerriers.
– Le siège ? » Farid siffla. « Je n'étais qu'un bébé quand Kroog a brûlé. » Farid fit signe au vieux vétéran de s'asseoir à côté de lui sur le rebord. « Comment t'appelles-tu, mon oncle ?
– Aiman, » répondit le vieux vétéran en posant son sac. La voix d'Aiman ??était basse et douce. Le vieil homme regarda autour de lui la ligne de tranchées, l'observant. « La guerre a changé depuis la dernière fois que j'y ai participé », dit-il. « Il y a plus de boue. » Il fixa son bon œil sur Farid. « Vous êtes tous encore des enfants.
– C'est la guerre du qadir, » déplora Farid. Il détourna les yeux et cracha. « Nous devons tous faire notre part. »



Des semaines après l'arrivée des remplaçants, les lieutenants et les capitaines s'étaient précipités le long de la ligne de tranchée avec des traînées d'officiers d'approvisionnement et de logistique sur leurs talons. Des quartiers-maîtres grommelaient et marmonnaient, forcés de distribuer des boîtes de cire d'armure, de nouveaux gants, des carrés de tissu avec lesquels les lanciers étaient censés rapiécer leurs manteaux cramoisis, des rouleaux de soie et d'autres choses inutiles. Ils distribuèrent également des rations supplémentaires de nabiz et de mouton qui furent bien accueillies par les jeunes remplaçants, mais qui ne savaient pas ce que signifiaient des rations supplémentaires de vin et de mouton. Le matin, les soldats furent réveillés par des coureurs et leurs sergents pour les formations de parade, sommés de s'aligner du mieux qu'ils pouvaient dans l'étroite enceinte de la tranchée pour les présentations aux majors et colonels qui parcouraient les places foulards collés au nez. où vivaient les soldats.

Farid, Karrak et Aiman ??savaient que ce n'était pas une routine. Les jeunes et frais remplaçants ne le savaient pas. Ils pensaient tous que c'était une puissante réfutation des avertissements froids que Farid avait faits quelques jours auparavant. Assad le fit savoir à Farid après qu'on laissa le régiment disposer suite à l'inspection.

« Pas si mal, cette vie, » dit Assad, à haute voix, à la coterie de conscrits qui le suivaient. « Tu as juste besoin de perdre cette douceur de la ville, tu vois ? » Il soupira profondément, envoyant un panache de vapeur dans l'air froid du matin, puis frappa du poing contre son ventre ferme. « Portez cette chaleur du désert dans votre ventre et l'amour pour notre empire dans votre cœur, et vous ne verrez jamais un jour triste dans cette force puissante, tonnait Assad. Notre qadir entend nous remettre d'attaque. » Il regarda Farid en souriant. « Et je pense que tout le monde ici devrait réclamer de se couvrir de gloire après cette dernière année de défaite. La seule façon d'effacer cette honte est de laisser Tomakul derrière nous et de faire fuir les Argiviens, hein les gars ? »

Des acclamations s'élevèrent parmi les remplaçants et – au grand dam de Farid – même parmi certains des soldats qui étaient en ligne depuis des mois maintenant. Le courage du fou, juste après la peur, se répandait aussi vite que les fièvres. Seuls ceux qui avaient été en ligne de mire lors d'une attaque réelle et qui avaient survécu résistaient à la ferveur.

Farid ne s'engagea pas avec Assad. Il n'était pas un combattant ; d'ailleurs, il avait des projets à accomplir.

Ce soir-là, Farid, Karrak et Aiman ??se blottirent les uns contre les autres dans un abri profond et parlèrent à voix basse au-dessus d'une unique bougie affaiblie.

« Cette nuit, avant l'aube, dit Karrak.
– D'accord, dit Farid. L'attaque arrivera certainement d'ici la fin de la semaine. Nous devons y aller ce soir.
– Et comment sauront-ils qu'ils nous attendent ? demanda Aiman.
– Ça, je ne peux pas te le dire, dit Farid. Pas encore.
– Bien, grogna Aiman. Quoi qu'il arrive, je ne me plaindrai pas.
– Parfait, dit Farid.
– Si ça doit être cette nuit, alors à qui faire confiance pour l'amener ? » Karrak, dont la fièvre était enfin tombée, parlait autour de la chaude fumée de la cigarette qu'il fumait. Il l'offrit à Farid qui secoua la tête. Aiman recueillit la cigarette à sa place.
« Pas Assad, répondit Aiman. Il me rappelle trop ceux avec qui je me suis battu à Kroog. Tout dans les muscles et rien de la tête.
– Jamal ? proposa Karrak.
– Jamal pourrait être bon, acquiesça Farid.
– Il est rapide, appuya Karrak. Et silencieux.
– Non, dit Aiman. Jamal est sarinthien. Le qadir vient juste de réprimer leur rébellion, » expliqua Aiman. Il secoua la tête. « J'aime Jamal, mais personne en dehors de l'unité ne lui fera confiance. Si nous nous faisons prendre là-bas avec un Sarinthien... » Aiman ??passa son pouce sur sa gorge.
« Bien, bon point. » Farid soupira. Il passa une main sur sa tête rasée. « Merde, Karrak. Pourquoi devons-nous prendre quelqu'un de nouveau ?
Karrak secoua la tête. « Le sergent a dit que nous devions prendre quelqu'un de nouveau pour que cela ait l'air convaincant. Il dit que le lieutenant lui a dit que le colonel avait ordonné que les patrouilles de nuit soient des équipes de quatre. » Il haussa les épaules. « Si ce nous ne sommes que trois, nous aurons l'air suspect.
– Bien, dit Farid. Ce sera quatre.
– Ehsan, dit Aiman. Ehsan n'est personne. Il fera ce qu'on lui dit et restera silencieux après.
– Ehsan ? Farid regarda Karrak, qui haussa les épaules. Parfait, dit Farid. Aiman, tu vas chercher le jeune Ehsan. »

Aiman ??hocha la tête et se toucha le front. Il s'éloigna de la bougie et sortit de l'abri. Farid et Karrak écoutèrent le bruit de ses bottes qui s'éloignaient dans la tranchée. Lorsqu'ils s'évanouirent et qu'ils furent seuls, Karrak parla enfin.

« Pouvons-nous faire confiance à Aiman ??? »

Farid leva les yeux vers le rabat de toile qui recouvrait l'entrée de leur abri.

« J'espère qu'il veut vivre, déclara Farid. Comme toi et moi et tous les autres que la guerre n'a pas encore tués.
– Tant mieux, grogna Karrak d'un ton que Farid savait être synonyme d'accord. Aiman ??sait qui est le véritable ennemi. »

Une agitation à l'extérieur rompit le long silence qui suivit. Des bottes passaient bruyamment sur le sol en planches de la tranchée, des murmures excités et des jurons. Un hurlement.

Karrak se leva d'un bond, la main sur le long couteau à sa ceinture. Farid se précipita devant lui, jaillit dans la tranchée à temps pour entrer en collision avec un groupe de soldats qui passaient en courant. Ils tombèrent tous au sol, se maudissant et se reprochant leur maladresse. Se bousculant les uns les autres, ils se relevèrent mutuellement et se séparèrent. Farid cria des malédictions aux soldats alors qu'ils se précipitaient dans la tranchée; ils crièrent des malédictions en retour, mais ils continuèrent sur la ligne.

« Que se passe-t-il ? » demanda Karrak en sortant la tête de l'abri. Pas une attaque – s'il y avait eu une attaque, ç'aurait beaucoup plus fort. C'était autre chose.
« Je ne sais pas, » dit Farid. Il s'écarta tandis que d'autres soldats passaient au pas de course. « Quelque chose par là, peut-être un combat, peut-être une nouvelle machine de guerre. » Farid tendit la main à Karrak. « Tu viens ? »

Karrak éclata de rire et retourna à l'intérieur de leur abri, agitant le rideau fermé derrière lui. Un non, alors. Farid boutonna son manteau contre le froid de la soirée et rejoignit le flot de soldats curieux qui descendait la tranchée, à travers les zigs, les zags et les déflagrations. Même si le soleil venait à peine de se coucher et que le monde au-dessus de la tranchée était encore accroché à la lumière du jour, le ventre des ouvrages de bataille était déjà plongé dans la nuit profonde. Les lumières de la tranchée bourdonnaient et s'éteignaient, bannissant l'ombre d'une chaude lumière rouge sang. Pour Farid, cette lumière – destinée à conserver leur vision en cas d'agression nocturne – rendait toujours tout plus sombre. À ce moment, cela ajoutait une horreur particulière.

Des marmonnements filtraient au travers des soldats serrés devant eux. Une paire de soldats s'accroupit au bord de la tranchée, tendant la main pour aider à hisser ceux qui le voulaient. Tout ce qui attirait cette foule se produisait derrière leur ligne ; ce n'étaient pas les Argiviens.

Quand ce fut le tour de Farid, les deux soldats le hissèrent. Ils étaient silencieux, le visage sombre, cendré. Farid ne posa pas de questions. Les derniers doigts de lumière saignaient sous l'horizon. Des dizaines de soldats se tenaient à une courte distance, leur souffle en volutes blanches dans le ciel nocturne qui s'épaississait. Des lumières rouges et vertes clignotaient et glissaient à travers les interstices de ce mur de corps.

Farid les rejoignit seul.

La puanteur, c'est ce qui frappa Farid en premier. Comme une fosse de latrines à ciel ouvert avant que les corps sanitaires n'y arrivent, ou un champ de bataille rempli de morts. Un poids sur l'air frais du soir. Il se fraya un chemin à travers la foule, qui semblait plus que disposée à se séparer. Certains des soldats se retournèrent même et commencèrent à repartir d'où ils étaient venus dans la tranchée, des prières sur les lèvres.

Le bruit des chaînes et des marches. Le craquement du sol givré foulé par des centaines de pieds nus. Les faibles veilleuses rouges et vertes surmontaient les poteaux portés par leurs gardiens, feux de position suivis par les créatures enchaînées. Les morts. Farid croyait sentir le sang s'écouler de son visage. Des transfigurants. Des choses hideuses et pitoyables qui étaient autrefois humaines, maintenant un amalgame pourri de chair et de métal.

Des chuchotements se répandirent à travers la ligne de soldats qui regardaient les transfigurants défiler à moins de dix mètres d'eux. Le travail de la protégée de Mishra, ces choses. Le sort de tous ceux qui étaient morts sur la ligne, ou ceux qui étaient morts de maladie, ou ceux qui n'avaient pas voulu se battre quand les gangs de conscription étaient venus les lever.

Les transfigurants étaient enchaînés par leurs chevilles avec une certaine distance autorisée entre eux, mais ils se déplaçaient d'un pas uniforme, plus parfait que n'importe quelle ligne forcée de soldats humains que Farid avait vue. Dans la lumière mourante, il ne put distinguer beaucoup de détails de ces horreurs, mais ce qu'il vit resta gravé dans sa mémoire. Il vit des peaux, mortes et pâles, décapées par le froid et le soleil, étirées et tissées sur du métal sombre. Ils marchaient sans souci extérieur du froid. Ils ne portaient pas d'armes, mais des griffes acérées jaillissaient de ces souches en pleurs. Des bouts de peau sans sang qui coule avec des touffes de cheveux morts tirés sur des dômes en métal poli. Des voiles de chaîne cachaient les débris qu'étaient les visages, mais pas le souffle chaud qui s'échappait d'entre les maillons.

L'estomac de Farid se noua, mais il ne vomit pas. L'horreur de ce qu'il voyait avait un sens. C'était le champ de bataille qu'il connaissait, incarné dans une légion en décomposition de machines à tuer. Farid avait pitié des gens que ces choses avaient été. Il les plaignit. Il se tourna pour rentrer. Au moment où il atteignit la tranchée, située à une courte distance, les officiers avaient déjà commencé à crier et à hurler aux soldats de retourner à leurs postes, de peur qu'ils ne soient volontaires pour le service mécanique.

La nuit était froide. À l'extérieur de l'abri de Farid, la tranchée était pleine de mouvement. Les soldats se bousculaient tranquillement avec des caisses de bombes portatives, des fers de lance de remplacement, des pointes de lances à bombes, des carreaux perforants, des coupe-fils, des lithoforces de rechange et diverses autres munitions.

Une attaque se préparait. Farid devinait qu'on leur ordonnerait de passer la ligne dans la semaine. Il ne dormit pas, pas plus que Karrak ou Aiman. Au lieu de cela, avec Ehsan assis confus mais silencieux avec eux, les quatre lanciers se blottissaient autour d'une bougie tamisée et planifiaient une longue nuit.



Farid, Karrak et Aiman, avec Ehsan entre eux, se déplaçaient tranquillement et rapidement à travers la tranchée, en prenant soin de ne déranger aucun des soldats endormis. Ils ne portaient que leurs couteaux, pas de lances, et laissaient derrière eux leurs bonnets de laiton, préférant à la place des vêtements sombres et des bonnets de laine douce. Ehsan ne posa aucune question, même si Farid pouvait dire qu'il en avait beaucoup. Le garçon était aussi silencieux qu'Aiman ??l'avait promis, petit et rapide, probablement pas âgé de quatorze ans.

Farid portait une des veilleuses à lentilles rouges. Elles étaient alimentées par une puce de lithoforce et brûlaient suffisamment faiblement pour ne pas attirer l'attention, mais étaient suffisamment lumineuses pour dissiper une partie de l'obscurité profonde de la tranchée.

« Attends ici, » demanda Farid, pointant la veilleuse vers un panneau en bois. Aiman ??posa ses mains sur les épaules d'Ehsan pour le stabiliser – il était assez âgé pour être le grand-père du garçon, pensa Farid. Karrak tenait une cigarette entre ses lèvres mais ne l'alluma pas. « Sergent Usman, » chuchota Farid alors qu'il se glissait dans cette section de tranchée. Il frappa doucement sur les planches à l'extérieur de chaque abri, appelant le nom du sergent. « Sergent Usman, c'est Farid de la compagnie D, 3e des Lances de Tomakul. »
Un bruissement, et l'un des volets de l'abri se retourna. « Vous êtes en retard, Farid, déclara le sergent Usman qui rampait hors de son abri. « Je vous attendais il y a une heure. » Il bailla, mit sa casquette sur ses oreilles et croisa les bras pour se réchauffer. « Où sont vos hommes ?
– Ici, » dit Farid. Il se retourna vers Karrak, Aiman ??et Ehsan et leur fit signe d'approcher. Les trois s'avancèrent tranquillement pour les rejoindre.
« Bien, quatre, bien, compta Usman. Tiens, un instant. » Usman siffla entre ses dents, un son court et tronqué qui se glissa rapidement dans la nuit. Un autre soldat sortit d'un abri avec une brassée de sacoches souples. Usman les prit et les passa à Farid, qui les remit une à une à ses compagnons.
« Une sacoche pleine pour moi et mes gars, rappelez-vous, » dit Usman en agitant un doigt vers Farid. « Ou je parle, et tu rejoins les machines.
– Mon oncle, vous m'applaudirez quand je reviendrai, dit Farid avec un sourire rapide sur son visage maigre. Avez-vous l'ordre ? »

Usman fouilla dans son manteau et en sortit un anneau de fines languettes en étain. Il en détacha une et la tendit à Farid.

« Vous devrez trouver une excuse pour expliquer pourquoi vous êtes en retard et loin de votre unité, expliqua Usman. Mais cette histoire rendra votre histoire crédible à tout officier qui pourrait vous arrêter.
– Excellent, dit Farid, tendant la main vers le billet. Usman ne le relâcha pas.
« Une sacoche pleine, rappela Usman. Si ce n'est pas plein à craquer...
– Vous parlerez, dit Farid. Ce n'est pas ma première fois, sergent, ne vous inquiétez pas. Vous aurez une sacoche pleine à l'aube. »
Usman lâcha l'ordre. Farid l'empocha et Usman fit signe vers le rebord de la tranchée, où une échelle avait été construite dans le mur de la tranchée. « Nous avons coupé le fil ce matin. Montez ici et restez accroupis. Sifflez quand vous reviendrez.
– Vous entendrez un air aussi joli que les fleurs de Tomakul, dit Farid en se détournant du sergent. Les gars, allons-y. » Farid traversa la tranchée et testa l'échelle. La trouvant solide, il commença à grimper. Karrak le suivit, Ehsan et Aiman fermèrent la marche.

Tandis qu'Ehsan regardait les bottes des autres hommes disparaître par-dessus le rebord de la tranchée, il hésita. Le garçon se retourna vers Aiman, qu'il avait suivi de près jusqu'à présent.

« Mon oncle, murmura Ehsan à Aiman. Où allons-nous ?
– Silence, chuchota Aiman.
– Allons-nous nous battre ?
– Non, dit Aiman. Maintenant, monte – et sois rapide, nous voulons qu'aucun officier ne nous voie, » déclara-t-il. Il donna une légère poussée à Ehsan pour l'encourager à grimper. « Je serai juste derrière toi. »

La guerre avait ruiné la foi de Farid, mais il considérait toujours le monde au-dessus de la tranchée comme un enfer. C'était un endroit déséquilibré. Le paradis était fait de toutes choses distribuées dans l'harmonie et la juste répartition : les équilibres de la pierre, du feu, du ciel et de l'eau, imprégnés dans le corps et l'âme, dans la terre et dans les rêves.

Le no man's land était alors le contraire, un creuset dans lequel les gens étaient nourris et les fantômes émergeaient. C'était un enfer du corps, de l'âme, des rêves et de la terre. Il faisait plus froid ici que dans les tranchées : chaque surface était exposée au vent âpre de la vallée et aux regards attentifs des soldats des deux côtés. Il ne restait rien de la forêt qui remplissait autrefois cette vallée. Les arbres qui n'avaient pas été abattus avant que cette vallée ne devienne un champ de bataille étaient maintenant des souches noircies par la cendre. La rivière qui coulait autrefois ici avait été endiguée quelque part près de Tomakul pour priver les Argiviens de ses richesses. Des villes qui parsemaient autrefois la vallée, il ne restait qu'un seul mur en pierre, bas et éboulé. C'était un repère pour les soldats : à quelle distance du mur s'était-on déplacé en un an ? À quelle distance ?







Farid conduisait son petit groupe à travers ce paysage extraterrestre, se déplaçant aussi rapidement et silencieusement que possible, se précipitant, ventre au sol, guidant son groupe autour des morts en plus mauvais état et des cratères inondés d'eau acide. On traversait ce paysage infernal en se précipitant entre les cratères et le long de vieilles passerelles en planches décomposées, posées par l'avancée des forces lors d'attaques oubliées depuis longtemps. L'une des planches avait les cadavres de ses constructeurs qui pourrissait à côté, ornés de billets d'ordre lancés sur eux par des soldats des deux côtés, reconnaissants de leur sacrifice pour rendre cet endroit plus navigable.

Ils atteignirent leur premier point de repère sans incident : un bombardier abattu, un lourd engin volant argivien qui ressemblait à un oiseau au gros ventre. Tous quatre rampèrent à l'intérieur, au travers d'une déchirure dans son fuselage métallique mince.

« Maudite toux, » dit Karrak. Il sifflait, luttant pour respirer.
« Prends un moment, dit Farid. Vous tous, prenez un moment pour vous reposer ici.
– Comme une mouette vagabonde, » déclara Aiman, regardant à travers la vitre poussiéreuse du compartiment de l'équipage du mécanoptère. « De gros oiseaux qui planaient le long du navire de mon père. » Il parlait à haute voix, mais Farid avait l'impression qu'il ne parlait qu'à lui-même. Aiman regarda au-dessus de l'épave vers les lignes argiviennes. « Je ne les ai jamais vus atterrir. Je n'aurais jamais pensé qu'ils pourraient.
– Où sommes-nous ? » demanda Ehsan. Sa voix était toujours aiguë et douce, très proche de celle d'un enfant.
« Plus bas que les Neuf Enfers », grommela Karrak. Il posa son lourd sac sur le sol humide du thopter, gémissant de soulagement au poids sur ses épaules. Frottant sa gorge d'une main, il grimpa vers Aiman ??et lui tapa sur l'épaule. « Laissez-moi regarder. »

Farid offrit à Ehsan une gorgée de son eau. Le garçon la prit, but et la rendit.

« À une cinquantaine de mètres par là, là où Aiman ??et Karrak regardent, se trouve la ligne argivienne, » dit Farid.

Ehsan avait les yeux rivés sur les lignes ennemies.

« Ne t'inquiète pas, dit Farid. Nous n'allons pas attaquer, » il indiqua les paquets que Karrak et Aiman ??portaient, « Nous allons commercer. Tout ce que nous avons à faire est d'accrocher ce drapeau ici, » dit-il en tirant un petit rouleau de tissu blanc, sorti d'une poche de son manteau. « Et attendre.
– Je ne pense pas avoir jamais vu d'Argivien auparavant, avoua Ehsan. Je me demandais comment j'en tuerais un sans lance – les officiers ont dit qu'ils étaient en métal, et tout ce que j'ai, c'est ce petit couteau.
– Ce ne sont pas des gens dont on doit se soucier, répondit Karrak.
– Ils meurent aussi vite que des fleurs coupées, appuya Aiman. Comme nous.
– Nous n'allons tuer personne, » rappela Farid, faisant taire le groupe. « Tu peux garder ce couteau caché, Ehsan. Tu n'en auras pas besoin, sauf pour couper du chocolat ou des saucisses. »

Ehsan sourit à la mention du chocolat. Farid pouvait dire que cela faisait longtemps qu'Ehsan n'avait pas souri. D'ailleurs, cela faisait longtemps que Farid n'avait pas souri. Il fallait de l'humanité pour sourire et le penser, et Farid n'en avait pas. Ce n'était pas une condamnation ; c'était un aveu, un acte nécessaire de survie. Restreindre sa vision à la tâche à accomplir et survivre.

Farid, rapidement, accrocha la bande de tissu à l'extérieur du mécanoptère écrasé, face aux tranchées argiviennes. Puis, ils s'installèrent pour attendre.

La froide nuit, avant l'aube, était interminable, elle s'étendait à travers cette foutue vallée de Tomakul à Kroog et au-delà. Elle s'insinuait dans les cœurs et les désirs de chaque seigneur paré de bijoux et empereur avide de pouvoir, inondait leurs yeux comme du sang dans du lait. Impatients, ils se cabraient et envoyaient un million de leurs enfants alimenter l'appétit de la nuit, désormais indiscernable du leur.

Farid n'était qu'un parmi des millions. Les princes du monde verraient l'âme d'Ehsan ajoutée au décompte de la boucherie et, impassibles, réclameraient un million de plus.

Il regarda Ehsan, tendit la main et lui tapota la joue.

« Tu n'as pas à t'inquiéter, dit-il. Ça ira. »

Et puis une explosion retentit quelque part au loin, suivie d'une série de bruits secs, aigus et de longs gémissements qui grésillaient. Des fusées éclairantes lancées des deux côtés illuminaient une section de tranchée et de no man's land à deux kilomètres sur la ligne, suffisamment loin pour que la lumière de l'allumage des fusées éclaire le temps d'un battement de cœur avant le son de leur détonation. Ils pouvaient entendre les échos de cris lointains quelque part dans la vallée mais ne pouvaient pas dire de quel côté criait.

« A terre », siffla Farid. Il agita sa paume vers le bas et posa un doigt sur ses lèvres. « A terre, maintenant ! »

Tous les quatre se laissèrent tomber sur le ventre ombragé du mécanoptère écrasé, les mains sur la tête, et attendirent. La lumière dure et constante des fusées éclairantes projetait des ombres dures et cauchemardesques à travers le verre fissuré et sale du compartiment de l'équipage et des fenêtres de bombardement de l'ornithoptère. Cette lumière était implacable, blanche et furieuse, le regard d'un dieu qui ne connaissait que le feu.

Le tonnerre se calma. Pas une bataille, juste un combat sans conséquence. Farid poussa un long soupir tremblant. Il comptait pendant que la lumière des fusées éclairantes s'éteignait et que la nuit revenait.

« Ils arrivent, » affirma Aiman. Il regarda à travers la verrière poussiéreuse du mécanoptère. « J'en vois quatre au moins, à trente mètres de distance. »
– Juste eux, n'est-ce pas ? demanda Karak. Pas de vengeurs ? Pas de marcheurs ?
– Juste eux, confirma Aiman. Farid ? »

Farid regardait Ehsan, qui avait rampé dans un coin, le visage pâle et tremblant. Son sourire plein d'espoir avait disparu. Le garçon savait qu'il n'irait jamais bien. Même si par une certaine grâce Farid pouvait ressusciter cet ornithoptère et le ramener à la maison, Ehsan ne serait plus jamais un enfant. Aucun d'entre eux ne pouvait reprendre ce qui leur avait été arraché. Il était facile de faire partie du million suivant, plus difficile de résister à l'élan des seigneurs et des empereurs. Sauf si...

« Karrak, dit Farid. Va saluer nos amis. »



Les Argiviens parlaient un peu le fallaji, et de même Farid, Karrak et Aiman pratiquaient un peu l'argivien. Quatre Argiviens grimpèrent dans l'épave du bombardier. L'un d'eux extirpa un coffret rempli d'une odeur âcre, Karrak sortit ses cigarettes et les soldats se mirent à parler, plaisanter et échanger de petites choses. Bien qu'hésitant au début, Ehsan rejoignit bientôt les autres, et les huit soldats ensemble s'échappèrent chaleureusement de la guerre. Dans l'épave de l'ornithoptère abattu, ce petit groupe aurait aussi bien pu être des connaissances, au chaud dans un café à Tomakul ou un salon de thé à Argive ; si Farid fermait les yeux, il pouvait presque imaginer un monde en dehors de celui-ci.

« Je tiens à m'excuser pour mon retard, » déclara le chef argivien dans un fallaji légèrement accentué. C'était une femme au visage rongé par le vent qui rappelait à Farid sa mère. Sévère, mais il pouvait voir les rides de rire creusées dans son visage. Laria, Farid se souvenait de son nom.

« Traverser notre ligne a été difficile, expliqua Laria. Beaucoup d'officiers. Beaucoup de nouveaux. » Elle désigna ses yeux, puis son groupe. « Ils ne nous font pas confiance, alors ils surveillent. »
Karrak grogna. « Ça ressemble bien à des officiers, dit-il dans son propre argivien mal bâti. Toujours à chercher à utiliser leurs épées. »
Les Argiviens rirent. Laria sourit. Au-delà de Farid et Karrak, elle regarda Aiman ??et Ehsan, qui, bien que faisant partie du groupe, étaient restés silencieux. « Et qui sont-ils ?
– C'est Ehsan, » dit Aiman, parlant avant Farid. L'argivien du vieil homme, bien que marqué par un fort accent, était parfait ; il parlait avec le confort de quelqu'un qui avait entendu une langue jeune et grandi avec elle. « Il est nouveau sur la ligne, il vient de Tomakul. Je m'appelle Aiman. Je ne suis pas nouveau sur la ligne, même si je pensais avoir pris ma retraite de la guerre il y a de nombreuses années après avoir été blessé.
– Tu parles bien notre langue, » dit Laria. Elle passa à l'argivien et se présenta. Farid ne comprenait que quelques mots pendant qu'elle et Aiman poursuivaient une conversation rapide et grégaire. Farid les regarda parler tous les deux et ressentit une sorte d'espoir lointain. Aiman, comme Ehsan, pouvait encore produire des étincelles dans la personne qu'il était avant la guerre – la seule différence était qu'il l'avait déjà vécue auparavant. Le vieil homme avait été poussé en enfer, presque déchiré par les machines de la mort là-bas, et savait toujours comment faire rire quelqu'un. Son sourire n'était pas agréable ; beaucoup de ses dents manquaient et les cicatrices qui ressortaient de son œil blessé tiraient le coin de sa bouche. Mais c'était un beau sourire. Le rire silencieux de Laria était le son des sœurs et de la mère de Farid, quand elles pétrissaient la pâte.

C'était un bon moment. La guerre n'avait pas créé ce moment ; il était arrivé malgré la guerre. Le regard de Farid passa du sourire brisé d'Aiman aux cheveux grisonnants de Laria, du visage décharné de Karrak au front bandé du soldat argivien avec qui il comparait et échangeait des couteaux. Farid n'était pas un poète, mais la beauté de ce moment demeurait avec lui. Il mémorisait le drame de cette petite paix : leur sang était l'encre dans laquelle seigneurs et empereurs réécrivaient les frontières du monde.

« L'aube approche, » déplora Laria après que quelques bonnes heures se soient écoulées. Tous huit étaient maintenant bien à l'aise, leurs casques abandonnés et leurs sacs empilés, chargés des marchandises qu'ils apportaient tous au commerce. « Nous devrions repartir. »
Maintenant, pensa Farid. Les puissants ne pouvaient pas écrire sans encre ; il fallait les priver de leur médium. « Il y a une attaque qui approche, leur apprit Farid. Nos officiers préparent un assaut. Tout le front. »

Laria haussa un sourcil. Elle regarda ses soldats, qui s'arrêtèrent pendant qu'ils ajustaient leurs sacs.

« Farid, dit Karrak en fallaji. Cela pourrait nous faire tuer.
– Silence, » dit Farid d'un ton sec.

Karrak se tut, lui assénant un regard mauvais. Farid l'ignora et continua, revenant à l'argivien.

« Nos généraux ont déplacé tout un régiment de transfigurants – les hommes morts du qadir, continua Farid. Ces soieries et ces kits que nous vous avons donnés ? Ils nous les ont distribués il y a quelques jours à peine. Ils nous ont donné du vin et de la viande. Nous avons fait venir des milliers de remplaçants de tout l'Empire, » ajouta-t-il en désignant Aiman ??et Ehsan.
Laria hocha la tête. Tout soldat aussi longtemps sur la ligne savait ce que signifiaient des rations supplémentaires et des mouvements de troupes. « Merci, Farid, » dit-elle. Elle regarda Aiman ??et lui parla en argivien, beaucoup trop vite pour que Farid comprenne. Aiman répondit, Laria sourit, et avec un salut, elle et ses troupes quittèrent l'ornithoptère.
« Qu'a-t-elle dit ? demanda Farid à Aiman.
– Des statues d'argile, déclara Aiman.
– Quoi ?
– Leur général, explicita Aiman. Un homme nommé Tavnos. C'est un artificier au service de leur Seigneur Urza. Il a amené avec lui une douzaine d'unités de ses Soldats d'Argile. » Aiman ??fit un signe de tête vers la ligne argivienne. « Laria a dit qu'ils savaient que notre attaque arrivait. Ils se préparent depuis des semaines. Ça va être un massacre des deux côtés, déplora Aiman. Mais si nous restons à l'arrière, dit-elle, ce ne sera qu'une tuerie de machines. »

Farid expira. Il avait retenu son souffle tout le temps sans s'en rendre compte. Il regarda Karrak, qui était pâle.

« Nous devons garder cela pour nous, » affirma Karrak. Il regarda Aiman ??et Ehsan. « Nous ne pouvons le dire à personne.
– Je sais, dit Farid.
– Si quelqu'un d'autre découvre que nous savons cela, murmura Karrak, nous serons pendus comme traîtres si nous ne mourons pas d'abord.
– Ouais, » acquiesça Farid. Il ferma les yeux et soupira. Se pinça le front. « Bien. Nous gardons ça entre nous, d'accord ?
– Ouais, » dit Aiman. Il marmonna une prière rapide.
« D'accord, » dit Karrak.

Ehsan ne dit rien mais hocha la tête.

« Bien, » dit Farid. C'était loin d'être bien, mais c'était suffisant.

Tandis qu'ils rampaient, silencieux et chargés, dans la boue froide jusqu'à leur tranchée, Farid luttait contre l'espoir. Quel autre choix les gens jetables du monde avaient-ils ? Les hommes au-dessus d'eux avaient des armes, de l'or, des bénédictions des dieux – tout ce que Farid avait, c'était son corps. Tout ce qu'il pouvait faire était de refuser d'être de l'encre et d'essayer de sauver ceux qui pouvaient encore être retirés de la nuit.

L'ordre d'attaquer arriva deux jours plus tard.



Les sifflets de l'officier plongèrent la froide matinée dans une clarté aveuglante. Un seul objectif désormais : survivre et progresser. Farid tressaillit lorsqu'un autre barrage de faisceaux d'énergie et d'obus gronda au-dessus de sa tête, sifflant et hurlant dans le ciel. La terre tremblait, son cœur battait contre sa cuirasse.

La première vague avait déjà dépassé le sommet, seule une poignée de la section de Farid retomba dans la tranchée, criblée de carreaux. La deuxième vague se tenait prête sur la marche du feu; Farid, Karrak, Aiman et Ehsan se tenaient dans la dernière vague de la journée, côte à côte avec les autres soldats de la Compagnie D, 3e des Lances de Tomakul. Peur puante et souffle superficiel embrumaient l'air au-dessus d'eux. Quelqu'un vomit, comme cela arrivait toujours. La jambe de Farid ne pouvait s'arrêter de trembler.

Un bruit comme le tonnerre grondait au-dessus de nos têtes, constant et écrasant. C'étaient les lance-bombes lourds, catapultant des obus au-dessus de leur tête depuis quelque part, loin derrière la ligne. Farid avait déjà vu ces machines : elles ressemblaient à des coléoptères avec des cheminées hérissées sur le dos – des canons, comme les appelaient les ingénieurs et les artificiers. Ils tiraient depuis près d'une heure maintenant, martelant la ligne argivienne avec des explosions et des éclats d'obus. Une fumée âcre revenait. Bien qu'il ne puisse pas voir de l'intérieur de la tranchée, Farid pouvait sentir le feu qui faisait rage et ravages. Ils continueraient ce bombardement jusqu'à ce que la première vague soit presque sur les lignes argiviennes.







Un officier se tenait juste derrière Farid, l'épée à la main, et hurlait de gloire et d'honneur et repoussait les chiens argiviens vers le Mardun. Il promettait au premier soldat de sa compagnie à atteindre la tranchée argivienne un sac de pièces d'or, et une recommandation à quiconque s'emparerait d'un drapeau argivien. S'il restait des lâches, il promit de leur faire goûter l'acier Tomakul.

La vie de la Compagnie D était mise sur leur dos. Si cette attaque réussissait – ce que les officiers exigeaient et leur assuraient – alors ils entreraient dans la tranchée dégagée. S'ils mouraient, il était facile pour les quartiers-maîtres et les officiers d'approvisionnement de les récupérer. La compagnie D portait leurs manteaux, leurs longs couteaux, des casques en laiton s'ils en avaient ou des couvertures de campagne souples s'ils n'en avaient pas. Ils portaient leurs lances courtes et en bandoulière des pointes supplémentaires à tête de bombe, de gourdins, de clous de tranchée. N'importe quoi pour en faire de meilleurs tueurs.

Les bombardiers se turent, les derniers bruits d'obus résonnant dans la vallée.

Un autre coup de sifflet. Les aboiements des sergents et les hurlements des officiers poussèrent la deuxième vague sur le bord de la tranchée, sur les échelles, puis au-dessus du rebord et dans la fumée tourbillonnante. Pas de terre au-delà du rebord de la tranchée, pensa Farid en s'avançant vers la marche du feu. Il acclamait avec le reste des hommes, acclamait jusqu'à ce que sa gorge lui fasse mal pour que les officiers ne se retournent pas contre lui. Aiman beuglait, la voix d'Ehsan se brisa et vacilla. Karrak jurait encore et encore.

Ils étaient les suivants.

« Qu'est-ce qu'on fait ? » Ehsan leva les yeux vers Farid, tenant sa lance d'une poigne à lui blanchir les phalanges.
« Nous allons lentement », murmura Farid. Il n'était pas sûr de parler ici. « Reste avec moi. Sois mon ombre. Ne va nulle part où je ne vais pas. Si je meurs, cherche Karrak ou Aiman. » Farid baissa les yeux vers Ehsan. « Si tu ne trouves aucun d'entre nous, baisse-toi et reste au sol jusqu'à la nuit. Ne te bats pas, reste simplement en vie. »

Ehsan hocha la tête. Il se rapprocha de Farid, qui passa un bras autour de son épaule.

« Préparez-vous, lanciers ! » cria l'officier derrière eux en frappant le bras de Farid avec le plat de son épée. Farid jura et retira son bras de l'épaule d'Ehsan.

Cris de haut en bas de la ligne. Des coureurs se pressèrent, avec des ordres de dernière seconde. Les officiers serraient des sifflets entre leurs dents mais ne soufflaient pas, ne faisant que lire ces petits rouleaux.

Le vent avait changé. La puanteur pourrie de la décadence envahissait la tranchée depuis l'arrière, alors que les officiers criaient à leurs soldats de mettre leurs masques. Farid et le reste de la compagnie sortirent leurs masques de mousseline de leurs sacs et les attachèrent. Le tissu était doux et ne faisait pas grand-chose pour bannir la puanteur des transfigurants qui leur mettait les larmes aux yeux. Libérés de leurs chaînes, ils traînaient les pieds sur d'étroits ponts de planches posés en travers de la tranchée. Mais à part le bruit de leurs pieds nus de chair et de métal qui cognaient sur le bois ou s'écrasaient dans la boue froide, ils étaient silencieux.

Farid, heureusement, n'était pas sous l'un des ponts. Il risqua un coup d'œil vers le carrefour le plus proche et regarda avec horreur les transfigurants avancer ; bien que produits en série dans quelque charnier, chacun semblait un corps unique, un mariage sans pareil de chair morte et d'acier. Ils étaient chacun un cauchemar.

Farid resserra son masque en tissu et posa les yeux sur l'échelle devant lui. Au coup de sifflet, il grimpe, poussé par ceux qui le suivent. Près du haut de l'échelle, il tendit la main et prit celle de Karrak, se hissant par-dessus le rebord de la tranchée. Il se retourna et aida Ehsan à se relever, puis laissa l'officier se débrouiller tout seul.







La charge était lente malgré les hurlements des sifflets des officiers et le cri rauque de la troisième vague. La fumée flottait au-dessus de tout, réduisant leur monde à un anneau brumeux d'une dizaine de mètres de diamètre. Farid, Aiman, Karrak et Ehsan avançaient lentement, les lances à niveau du ventre, espacées de moins d'un mètre, marchant plutôt que de courir vers la ligne argivienne. Une dizaine de lanciers marchaient en rang à leurs côtés, disparaissant dans la fumée de chaque côté. Un officier marchait derrière eux, l'épée à la main.

« Constants, les gars, dit Farid. Constants. Surveillez votre pas. » Une pluie chaude tomba, de la boue et de l'eau tombant du puissant bombardement du matin. Ici et là, ils rencontrèrent les corps tombés de leurs camarades, déchirés et brûlés. Victimes des obus qui avaient raté leur cible et étaient tombés dans leurs propres rangs.

La charge à travers le no man's land fut une lente chute d'équilibre et de récupération. Ils glissaient et dérapaient au travers de cratères boueux et utilisaient leurs lances comme bâtons de marche. Des cris retentissaient le long de la ligne, provenant de la fumée le long de l'avancée. Ensemble, ils traversèrent le champ de cratères et passèrent à côté de l'ornithoptère en ruine. Devant, c'était calme, sans le bruit habituel de la bataille. Pas de cris de douleur ou de peur, pas de cris, pas de fracas du métal sur le métal, pas de grands boums et de détonations de bombes ou d'armes massives des machines. Juste le crépitement du feu, le doux cliquetis de leur équipement et les encouragements peu bruyants des officiers derrière.

Ils atteignirent la tranchée argivienne et la trouvèrent vide. Leur bombardement avait été efficace et terrible, transformant les remparts bien conçus en un fouillis de fils de fer, de bois brûlant et d'équipements abandonnés. Certains soldats fallaji légèrement blessés de la première et de la deuxième vague fumaient ou se reposaient sur des caisses capturées d'équipement argivien. Ils accueillirent la troisième vague avec des hochements de tête épuisés et des acclamations sardoniques.

« Où sont les Argiviens ? cria un lieutenant aux soldats blessés. Où est l'ennemi ?
– Le front a changé, » répondit une caporale blessé. Elle passa un pouce par-dessus son épaule, en direction de la vallée du lointain Mardun. « Le reste du la 3e est allé dans la tranchée suivante. On dirait que les Argiviens courent vers Kroog. »

L'officier piétinait et fulminait, puis ordonna à la compagnie D de vérifier la tranchée pendant qu'il allait savoir ce qu'il devait faire. Farid, Karrak, Aiman ??et Ehsan y allèrent ensemble, tous les quatre errant dans une section de la tranchée qui était en grande partie intacte.

Ils découvrirent que c'était leur propre miroir. Des abris et de petites chambres dans lesquelles les soldats pouvaient s'accroupir et dormir. Des casiers vides où ils devaient ranger des armes pour y avoir un accès rapide en cas d'attaque. Beaucoup de petites choses abandonnées dans la hâte de la fuite. Pas une seule âme ne restait. Farid et Ehsan trouvèrent un transfigurant qui était tombé dans la tranchée et s'était cassé en deux. Farid le poignarda de sa lance, pensant mettre la bête hors de sa misère, mais elle se contenta de saisir l'arme et tourna vers lui des yeux sans regard. Farid lâcha sa lance et recula en titubant. Le transfigurant frissonna, comme s'il essayait de se lever, mais n'émit aucun son. Aiman ??retira Ehsan du transfigurant, l'éloignant sans un mot avant que le garçon ne puisse essayer d'utiliser sa propre lance sur la créature tombée au sol.

« Hey, Farid, » l'appela Karrak. Il se tenait à mi-chemin dans un abri, la lance sous le bras. « Regarde ce que j'ai trouvé. » Il brandit un petit paquet de papier d'emballage, attaché avec un lambeau de tissu familier. Farid s'avança et vit qu'il s'agissait d'une bande de soie fallaji – l'une des écharpes qu'ils avaient échangées avec Laria et ses soldats.
« Qu'est-ce que c'est??demanda Farid.
– Aucune idée, » répondit Karrak en le lui offrant.

Farid prit le paquet. Pendant un moment, il craignit que ce soit un piège, mais ce moment passa. Karrak, Aiman ??et Ehsan le pressaient, curieux. Farid dégagea la soie, la fourra dans sa poche et déballa le contenu, révélant un petit morceau de chocolat et une note.

Avec nos remerciements, écrite en écriture Fallaji par une main argienne.

Farid sourit. Une petite chose humaine. De l'encre, bue par la page.

Les sifflets des officiers recommencèrent. En avant, c'était l'ordre.

À seize kilomètres des dômes dorés de Tomakul, le front était de nouveau en mouvement.



44 AR

Téfeiri apparut de nuit dans un endroit qui ressemblait beaucoup à l'enfer. Des flammes basses brûlaient de tous les côtés de l'endroit où il s'était mis en cohérence. Il était reconnaissant qu'en tant qu'esprit, il ne pût pas sentir ce qu'il voyait : les morts étaient si serrés qu'à certains endroits il n'y avait pas de sol visible, seulement des corps sur des corps. Les machines effondrées tic-taquaient et refroidissaient. Les travaux de terrassement, autrefois de puissants témoignages de l'ingénierie et de l'intelligence humaine, étaient vides et abandonnés. Un champ de bataille la nuit, après un prix sanglant payé. Téfeiri regarda autour de lui, le visage sinistre, et essaya de se repérer ; les deux derniers sauts l'avaient secoué.

Le Dernier Combat avait eu lieu sur Argoth, une île brisée et enterrée par l'explosion du Sylex. Les histoires enregistrées par les survivants ailleurs sur Terisiare en parlaient comme d'un joyau verdoyant, le dernier endroit vert où les frères s'étaient battus. Cet endroit n'était pas celui-là. Un bout de mur se dressait seul dans une vallée dépouillée d'arbres et de verdure, réduite en boue et sillonnée de tranchées bordées de fil de fer. Les feux brûlaient chaque surface qu'ils pouvaient dévorer. Non Argoth ; probablement quelque part sur le continent.

Le nœud du temps autour du Dernier Combat le était un fatras déroutant de boucles récursives, de potentialités et de chemins de ramification. Naviguer sur eux, même avec l'aide de la brillante Ancre temporelle de Saheeli, était un cauchemar. Ou Téfeiri pensait que c'était le cas, jusqu'à ce qu'il se réaligne ici sur ce champ de bataille. C'était là le vrai cauchemar. Pire même que les rues brûlantes de Kroog. Il était revenu ébranlé de cette expérience, mais le temps – même pour lui, et même avec l'Ancre à sa disposition – était compté. Il fallait qu'il revienne, vite.

Téfeiri avait deviné et, contre les protestations de Kaya et Saheeli, avait engagé l'Ancre une fois de plus, cherchant la Dernière Bataille dans le fouillis multiple du temps qu'était la Guerre Fratricide. Sur le papier, sa recherche était assez simple : trouver ce qu'il en était venu à considérer comme un « temps effacé », où des dizaines de milliers de vies s'étaient rencontrées pour prendre fin. Le temps effacé ressemblait à Téfeiri comme des trous creusés dans un rideau suspendu ou des étoiles dans le ciel nocturne. Sa cause était la grande mort – les possibilités infinies de toutes ces vies se terminant en un instant, emportant avec elles un morceau de la grande tapisserie du temps.

Le temps pressait ; le moment recherché par Téfeiri était difficile à trouver. Il n'était qu'un observateur ; il n'était pas un dieu. Toutes les autres possibilités lui échappaient.

Que savait-il du Dernier Combat ? Urza avait amené un colosse de pierre et de fer, et il avait combattu un titan de bois et de résine et les morts d'Argoth. Puis Urza et le Sylex avaient tué le monde.

Téfeiri glissa au sol, s'accordant quelques minutes avant de repartir et de réessayer. Il ne voyait pas de colosse de pierre ou de créature forestière titanesque, comme le poème de Kayla l'avait mentionné. Il n'y avait pas d'océan. Seulement de la boue et des morts.

Et les charognards.

Téfeiri ne les avait pas vus quand il était arrivé, mais il les voyait maintenant. Des silhouettes solitaires traversaient le champ, se penchaient de temps en temps pour examiner un corps. Seuls ou en petits groupes, ils traînaient des corps derrière eux, les empilant sur des charrettes que d'autres emportaient dans la nuit. Certains collectaient les parties détruites d'automates tombés, retirant des lithoforces des douilles et travaillant des joints de corps brisés.







« Qui es-tu ? »

Si Téfeiri avait eu du sang, il se serait refroidi. Il se tourna lentement et regarda le visage affreusement augmenté de l'un des charognards en robe noire.

« Es-tu celui de notre rêve ? » murmura cet être. Il s'avança, un vrombissement profond et un cliquetis s'échappant de son corps. Ses yeux étaient des éclats de verre noir enfoncés profondément dans des orbites rouges et gonflées. Sa bouche n'avait pas de lèvres, pas de dents dents, remplacée par un cylindre clouté et culbutant qui claquait de fines bandes de métal en tournant. Le son était plat, doux et hideux.

Il ne semblait pas souffrir. Au lieu de cela, on aurait dit qu'il souriait.

Téfeiri recula, évitant le charognard tandis qu'il tendait la main vers lui. L'ourlet de sa manche tomba, révélant un bras qui se terminait par un groupe de dizaines de petits manipulateurs agrippants.

« Frères, cria le charognard. Le voyez-vous ? »

Téfeiri en avait assez vu. Ce n'était pas la Dernière Bataille, seulement une note de bas de page perdue dans le grand vide de la tapisserie du temps qu'était la Guerre Fratricide.

C'était le moment d'y aller.

Alors c'était comment ?

     
Les bonnes choses sont encore meilleures quand elles sont partagées !

Vous aussi, louez son œuvre !


Si vous êtes l'une ou l'un de celles et ceux qui ont choisi la rébellion contre le brouillard de la toile qui étouffe les esprits, identifiez-vous pour participer. Sinon vous avez encore une chance d'éveiller vos sens, en rejoignant notre communauté de Magiciens Fous.

Le Dark Mogwaï

Retrouvez le Dark Mogwaï et la communauté des Magiciens Fous sur :

Cadet impatient. Aucun intérêt. Il est foutu.

—Dr House

Proposé par Dark Mogwaï le 19/06/2012

Le sondage du bas d'en bas de la page
Qui ne faudrait-il vraiment pas croiser dans la Maison de l'Horreur ?

Résultats (déjà 360 votes)