L'invasion des machines touche tout le Multivers. Les Terres Originelles ne font pas exception.
Comment vont réagir les Sectateurs ?
Après le duo Kalitas et Xoni, voici la participation de Caranistar
Cela aurait pu être une journée agréable, un ensoleillement réconfortant baignant cette orée désormais familière, à proximité de laquelle serpentait le petit ruisseau dont le bruit des cascades était suffisamment audible et régulier pour éveiller la créativité, mais pas assez pour troubler la concentration de Caranistar.
Le mage-conteur travaillait à l'exégèse d'un vieil opuscule rapporté de Dominaria, sa plume bondissant sur son carnet au rythme des précisions apportées.
C'est alors qu'il perçut les nombreux bruits de pas à la coordination caractéristique d'une armée en déplacement.
Cela aurait pu être une journée glorieuse, les cohortes se déployant de façon parfaitement millimétrée et irréfragable, leur avancé ne rencontrant aucune opposition dans ce secteur pastoral et relativement inhabité. Tant d'imperfection organique, tant de désordre spontané, expression navrante d'un chaos primitif contre-productif. Mais les procédures rigoureuses finement établies par la hiérarchie assureraient le salut de ce monde, et le chancelier Wiztaark se rassurait : même ce scribouillard local occupé à griffonner non loin d'un ruisseau ferait finalement partie d'un tout bien plus grand que lui.
Devant l'inexorable confrontation, Caranistar posa sa plume, marqua son carnet d'un buvard, le referma, et en recouvrit le vieil ouvrage dominarian.
Wiztaark s'approcha de lui, constata son apparente passivité et appliqua donc les directives prévues : « Je suis le chancelier Wiztaark, et je viens prendre contrôle de cette région au nom de Phyrexia. Rejoignez-nous, ou soumettez-vous. »
Caranistar intériorisa profondément sa peur, prit une grand inspiration et utilisa son arme habituelle : la parole.
« Oh, des néo-phyrexians... Que cherchez-vous ici, contez-moi votre histoire, je vous prie. »
Le chancelier trancha : « Je n'ai pas de temps à perdre avec chaque paysan croisé sur mon chemin, répondez à ma question.
- Attendez : je suis presque prêt à vous rejoindre, il vous suffit d'achever de me convaincre. Acceptez de répondre à mes ultimes questions.
- Alors faites vite.
- Que cherche la Nouvelle Phyrexia : l'unité ou la perfection ? »
Wiztaark hésita une fraction de seconde avant de répondre mécaniquement :
« La perfection dans l'unité !
- Donc les deux je suppose. Mais alors, pourquoi ne pas commencer par vos propres troupes ?
- C'est à dire ? » grinça Wiztaark.
Caranistar indiqua l'armée hétéroclite qui progressait autour d'eux.
« Jugez par vous-même, chaque soldat est bien différent de son voisin : il n'y a aucune unité. »
Wiztaark ricana « Vous confondez unité et uniformité. Tous ces soldats sont unis dans leurs objectifs et leurs manœuvres. Leur parfaite unisson est à la fois leur moteur et la preuve de la grandeur de Phyrexia. »
Caranistar se grattait la tempe pensivement.
« C'est intéressant, cela veut dire que votre perfection vient d'un tout, et n'est pas applicable à l'individu.
- Euh, je suppose, en effet.
- Donc peut importe que tel ou tel soldat soit imparfait, c'est son union avec les autres qui produit la perfection.
- Peut-être, disons cela...
- Mais dans ce cas, pourquoi vouloir incorporer d'autres éléments imparfaits dans un tout déjà parfait. S'il l'était déjà, il se suffirait à lui-même... »
Wiztaark hésita encore plus longuement que lors de ses deux dernières réponses. Il finit par durcir son regard et répondit sèchement :
« Oubliez la perfection : finalement, notre but est l'unité, l'adhésion de tous dans un monde parf... idéal. »
Caranistar fit mine d'acquiescer :
« Oui, c'est plus logique, sinon votre modèle de perfection irait à l'encontre de celui de votre créateur, ce qui serait très dommageable à votre paradigme. »
Wiztaark cachait son désarroi grandissant devant une mine de plus en plus sévère, mais le mage-conteur ne le laissa pas réagir :
« Donc chaque individu est une brique nécessaire à l'établissement d'un monde meilleur. Une brique statique ?
- Que voulez-vous dire ?
- Par exemple, quelle serait ma place ?
- La place qui vous optimisera.
- Et cette place restera inchangée ?
- Non, vous finirez par être parachevé et donc optimalement utile à Phyrexia.
- Oui mais justement, à ce moment final, une fois l'optimum atteint, est-ce que ma fonction pourra encore évoluer ?
- Euh... normalement non.
- Donc la Nouvelle Phyrexia qui aura finit par parachever tous ses membres sera un système statique et optimal ?
- Je suppose.
- Alors, pourquoi chercher à conquérir d'autres mondes ? »
Nouvelle pause pendant que Wiztaark cherchait à se raccrocher à ce que les Saintes Écritures répondraient à cette contradiction, jusqu'à ce qu'une lueur revint dans les yeux du chancelier :
« Car nous désirons faire profiter à l'ensemble du Multivers ce modèle idéal.
- Mais alors, chaque ajout fait évoluer le modèle initial, un système à dix individus ne fonctionnant pas de la même façon lorsqu'il en comporte des milliards...
- C'est donc que Phyrexia évolue, s'adaptant toujours dans la direction d'un monde optimisé.
- Il y a donc une notion d'amélioration.
- Oui, évidemment ! » s'enthousiasma Wiztaark, mais il retint son réflexe d'évoquer à nouveau le concept de perfection.
Caranistar leva ses sourcils d'un air interrogateur : « Et donc, cette amélioration : est-elle prévue et échelonnée, selon un plan de route que je pourrais consulter ?
- Comment osez-vous ? » éructa Wiztaark « C'est la vision de la Mère des Machines, et elle est bien trop inaccessible à un esprit humain étriqué comme le votre.
- Je comprends et je l'accepte » poursuivit humblement Caranistar « Mais dans ce cas, pourquoi la Nouvelle Phyrexia comporte-t-elle une faction entière liée à la recherche ? Cela signifie forcément que des questions restent en suspend et que la vision reste incomplète en attendant... »
Wiztaark dégaina une lame d'exaspération mais se retint par le doute instillé par ce nouveau paradoxe.
« C'est donc que la Mère des Machines a tout prévu, y compris la délégation d'un pan de recherche à des individus qu'elle a optimisé pour cela, de la même façon qu'elle délègue les conquêtes à ses forces armées.
- Ah, donc les décisions de la Mère des Machines sont infaillibles.
- Tout à fait.
- Même lorsqu'elle fait l'erreur de disperser ses forces sur d'aussi nombreux plans ? »
Devant l'insulte, Wiztaark arma son coup, mais Caranistar leva la main : « Attention, si vous m'assassinez, c'est que vous ne souhaitez pas que j'adhère à votre monde idéal... »
Le chancelier se figea, coincée par la logique à laquelle il était soumis. Il prit un instant de réflexion et finit par répondre dédaigneusement: « L'attaque simultanée permet l'effet de surprise. La stratégie vous est visiblement peu familière !
- Un effet de surprise à l'échelle multiplannaire ? Cela ne tient pas la route : le temps de préparation est d'un ordre de grandeur bien plus élevé que celui d'une invasion. Et cette stratégie interroge quand on constate que vos troupes se font défaire sur certains mondes. »
Caranistar ne laissait pas de répit à Wiztaark, qui n'en menait pas large, désormais isolé du reste de son armée qui n'avait pas modifié sa progression. Le mage-conteur enchaîna : « Ces débâcles, quoique très ponctuelles, sont une preuve du manque manifeste d'optimisation de votre fonctionnement militaire. D'ailleurs côté tactique ce n'est guère mieux : pourquoi ne jamais utiliser la vaporisation de votre huile mutagène, alors que cela existe déjà sur Mephidross et que la technologie fut employée à l'époque de Yaugzebul ?
- Assez ! » hurla Wiztaark, mais Caranistar leva la main une nouvelle fois : « J'ai une dernière question avant mon adhésion. D'où venez vous ?
- Que voulez-vous dire ?
- Vous, les néo-phyrexians, vous êtes issus du pétrole mutagène apporté par Karn sur Mirrodin.
- Sans doute, et alors ?
- Or ce pétrole provient de sa Pierrecœur, qui appartenait à Xantcha, donc assemblée il y a plus de 3 millénaires.
- Et donc ?
- Et donc bien avant le développement du caractère mutagène qui n'aboutit qu'il y a moins de 4 siècles. Tout ceci ressemble bien à une escroquerie pour réutiliser l'aura et la réputation d'une civilisation et de ses mythes à des fins personnelles.... »
C'en était trop.
Wiztaark s'évapora.
Et du sein du nuage fuligineux et caustique apparu tout d'abord un visage émacié, puis son halo de petites boules de feu, et enfin un corps complet.
« Leshrac ! » laissa échapper Caranistar, qui songea « j'aurais du m'en douter, c'est l'un des arpenteurs avec les meilleurs connaissances sur Phyrexia... »
Le marcheur de la nuit plissa les yeux. « Bien joué petit sorcier, tu es le premier à te poser les bonnes questions. » Son regard se fit implacable. « Aussi je te propose un marché : je te laisse la vie sauve, la mémoire intacte et j'épargne ce plan, mais en échange tu t'engages à rester hors de cette invasion et à ne rien divulguer de la supercherie. De toutes façons, personne ne te croira. »
La réponse de Caranistar ne se fit pas attendre : « je n'ai guère le choix. Mais je suis convaincu que la mystification finira par être dévoilée, tôt ou tard, et que tout ceci disparaîtra d'une façon encore moins pertinente et cohérente, tel un coup de crayon artificiel et paresseux... »
Leshrac le fixa d'un regard plein de défi : « c'est ce que nous verrons. » avant de transplaner.
Caranistar, désormais seul, repris son calme et son souffle. Et après quelques minutes il se saisit de son cahier en se disant « Allons-y, il est temps de consigner tout cela. »