Pas de partie du préquel ni de vieux conte, mais un récit personnel cette fois-ci ! Si nous ne nous éloignons pas de l'univers de Magic, cette histoire n'est pas pour autant une traduction, mais une histoire écrite de ma main tremblante au coin du feu. Sur cette funcard, j'avais mentionné l'idée d'écrire une histoire sur le personnage d'Elmut. Voici chose faite, et présentée à vous.
Huit pattes et une peur
Elmut n'avait jamais eu de chance. Petit déjà, il perdait aux dés et devait toujours nettoyer les plats ; dans ses années plus mûres, il perdait tout autant, mais ne devait que payer la tournée à ses camarades de jeu. Mais maintenant qu'il était ranger, plus de ces jeux puérils : on tirait à la courte paille. Il ne gagnait pas plus, ceci dit.
En fait, il pensait n'avoir jamais de chance, mais ce n'était pas tout à fait ça : il n'avait pas de chance au mauvais moment. Quelle idée, de jouer de telles missions à la courte paille ! Bien sûr, cela ne le gênait pas lorsque ça le dispensait de quelque risque, mais maintenant qu'il était perdant, il voyait toute l'idiotie de ce genre de fonctionnement.
Ce n'est pas qu'il manquât de courage, d'abnégation ni de sens du devoir ; seulement, il avait une fâcheuse tendance à les perdre lorsque la peur pointait le bout de son nez. Ses pensées perdaient peu à peu de leur sens ; plutôt que de se concentrer en réfléchissant rationnellement à la situation, aux échappatoires et aux précautions, il divaguait et accusait successivement sa mauvaise étoile, le destin, Avacyn, la tricherie de ses camarades et toutes sortes d'absurdités semblables.
Elmut n'avait jamais aimé Kessig. En vérité, personne n'aimait Kessig, mais certains détestaient cette forêt plus que d'autres. Elmut était de ceux-là. Le problème n'était pas tant les reclus, qui avaient renié Avacyn – cela les regardait, et il n'avait pas assez foi en leur ange gardien pour s'insurger qu'on puisse s'en méfier. Non, le problème de Kessig, c'était sa nature de forêt mouvante, dangereuse, vivante, obscure, mortelle. C'était les noeudebois. C'était les dryades. C'était les alchimistes. C'était les ours. C'était les loups.
C'était les araignées.
Simplement en songeant à ce mot, un frisson glacé lui parcourut l'échine. Huit pattes velues, autant d'yeux rouges, un corps énorme et difformes séparé en deux, des mandibules massives. Comment pourrait-on ne pas avoir ce frisson ? Et dire que c'était sa mission...
Il aurait volontiers, à la réflexion, protégé telle ou telle bourgade perdue des meutes de loups et loups-garous, fait une battue nocturne dans les bois, voire même assisté des lunarques dans le bannissement d'un démon et de ses cultistes. En fait, il aurait tout fait – si ça avait pu lui éviter de devoir dénicher une part des araignées de Kessig.
Sa mission était pourtant simple : les araignées et les disparitions se multipliaient dans la forêt profonde, alors il devait se charger de limiter leur nombre. Pour une telle quête, il était rare d'être seul, mais c'est que l'affaire était un peu plus complexe. Ce n'était pas lui qui allait devoir tuer les créatures – il en aurait été bien incapable, de toute façon – mais ses camarades restés en lisière. Son rôle était donc d'attirer ces bêtes en dehors de leur habitat de prédilection, pour les mener jusqu'à un lieu où le combat tournerait en exécution, ou plutôt en crématoire.
Pour ce faire, son équipement était assez succinct : son arbalète, sa dague et tout l'attirail de ranger, son briquet en amadou qui ne le quittait jamais, et une fiole contenant de l'huile. Apparemment, cette huile avait une odeur qui, une fois répandue, attirait terriblement les araignées. Elmut allait donc s'en oindre une fois un nid conséquent trouvé. Après, il fuirait. Je ne suis qu'un gros appât, pensa-t-il lugubrement.
Cela faisait vingt minutes qu'il avait quitté ses compagnons pour s'enfoncer dans l'obscurité sépulcrale de Kessig. Vingt minutes à défricher ce bois impénétrable, marcher dans les ronces, les lianes, les branches mortes, et à déchirer tout ce qui obstruait son passage.
Il passa à côté d'un grand arbre mort, noir comme la suie, et détourna le regard. On aurait dit qu'il bougeait ; ce pouvait être un ancêtre de l'équinoxe, mais il n'était pas forcément pressé de le vérifier.
Quelques pas plus tard, il entendit un loup hurler. Puis un deuxième. Et un cinquième. Il soupira, de lassitude et d'angoisse, à la pensée d'un combat contre une meute. Non pas qu'il n'ait jamais lutté contre un groupe de loups ; il avait même vaincu des loups-garous en groupe. Mais son inquiétude ne pouvait que s'accroître à la pensée d'une pression, d'un risque de plus.
Le premier loup arriva. Il était aussi roux que maigre. Sans doute était-il le plus faible de la meute, d'où le fait qu'il parût si peu nourri. Plus ils ont faim, plus ils sont dangereux, lui rappela sa voix intérieure. La bête grogna un instant, mais Elmut resta de marbre, et ne bougea que lorsqu'elle se jeta sur lui. Alors, il arma son arbalète, le carreau déjà placé, et tira. Le loup s'effondra dans un jappement, le carreau fiché profondément dans son flanc. « Saloperie, » murmura-t-il à lui-même.
Puis un loup gris, et deux noirs arrivèrent, plus imposants que le précédent, plus menaçants. Elmut décela dans leurs yeux une lueur qu'il jugea humaine, trop cruelle pour loger dans les yeux d'une bête. Ils semblaient prendre du plaisir à se trouver, là, face à une proie, en surnombre. Le ranger n'attendit pas qu'ils l'encerclent comme ils l'auraient voulu, et d'un mouvement preste il prit un carreau dans sa trousse, l'arma, banda la corde et tira. Mais cette fois, le loup bondit de côté, et le carreau se ficha dans un arbre.
La main d'Elmut se mit à trembler légèrement, car les loups se répandaient autour de lui, et que deux loups blancs arrivaient, tout aussi agressifs. Ils grondaient, jappaient, comme pour se provoquer entre eux, et voir lequel attaquerait le premier ce pauvre hère. Un des deux loups noirs sauta dans son dos, mais il l'entendit et fit volte-face, lui assénant un coup du bois de son arbalète, l'envoyant gésir dans les feuilles mortes. Un autre en profita pour passer aussi à l'assaut, et ce fut la dague qu'il tenait désormais de la main gauche qui se planta dans le poitrail du loup, assez loin d'Elmut pour que ses griffes ne le lacèrent pas.
Le ranger piétina alors violemment le loup à terre, lui arrachant des glapissements pathétiques. Il tirait quelque bonheur à écraser cette bête, cela le détendait ; mais c'était avant tout une considération stratégique. On ne tuait jamais une meute : on en tuait assez de membres pour que les autres fuient. C'était une démonstration de force, en somme. Oubliant la prudence qui était de mise en de telles terres, il hurla en montrant leur frère inerte à ses pieds :
« Alors ? Vous avez faim ? Eh bien, bouffez-le ! Saloperies... Vous croyez que vous me tuerez ? Vous vous croyez assez forts ? »
Il coupa son discours avec un hurlement guttural, caverneux, qu'on aurait dit poussé par un ours. La meute recula d'un même pas lorsque sa voix devint un rugissement bestial. Voyant l'effet de son accès de folie, il éclata d'un rire brutal, presque plus violent que son cri. Les loups s'enfuirent alors la queue entre les jambes, et il se mit à rire de bon cœur, avant de se demander si leur réaction n'était pas excessive.
Il se retourna, et vit la véritable raison de cette retraite. Deux énormes yeux noirs. Puis six autres. À quinze mètres de lui, une araignée de dix mètres de haut. Elle le fixait, il en était sûr. Sa toile gigantesque était recouverte d'œufs de la taille de son poing, une informe silhouette noire dans les objets translucides leur donnant des airs d'yeux livides fixant tous Elmut.
Il était pétrifié. Il n'avait plus aucune prise sur son esprit, qui ressassait en boucle cette inlassable peur, cette crainte première de l'énorme bête qui avançait lentement vers lui, déambulant sur ses longues pattes qui semblaient bien trop fines pour soutenir son corps. Peur, araignées, partout, araignées, géante, peur, partout, araignées, partout, partout voilà tout ce que sa conscience pouvait encore produire sous forme de mots. Le reste n'était que ressenti, tremblements, images, muscles tendus.
La chape de glace sur ses épaules se leva lorsque la créature cracha dans sa direction sa toile. Là, ses jambes le menèrent le plus loin qu'elles le purent en cinq enjambées, et un cri dénotant avec celui qu'il avait poussé auparavant fendit l'air. Il aurait continué à courir jusqu'à sortir de Kessig, jusqu'à la Néphalie, si le mot « mission » ne lui était pas revenu comme un souvenir d'une vie antérieure. Il prit alors une grande inspiration tout en tremblant, retira dans un spasme la fiole d'huile de sa poche, et se la versa sur le manteau. Il venait de se condamner à mort, il en était persuadé. Maintenant il ne pourrait pas se cacher, les araignées le suivraient n'importe où. Quelle idée à la con, jura-t-il intérieurement à l'encontre des autres rangers. Ils se marreront bien, quand ils se diront que je suis mort.
C'est à ce moment que la mère araignée se précipita sur lui, l'huile faisant apparemment effet. Mais le pire n'était pas sa démarche claudiquante et son corps gargantuesque, mais toutes ses filles, de la taille d'un loup, d'un chiot, ou minuscules, qui submergeaient à présent le sol en une marée noire et rampante. La vague de pattes qui déferlait sur lui le convainquit de courir le plus vite qu'il pouvait, prenant le chemin inverse de celui qu'il avait tant hésité à emprunter. Il courait comme un dératé, comme un damné comme un diable. À perdre haleine. Ventre à terre. Avec ses hurlements désordonnés, on aurait cru un homme en flammes courant pour éteindre le feu qui le ronge. Il n'avait plus rien d'un brave ranger, d'un gardien de la croisée, d'un protecteur de paysans.
Ronces, lianes et branches lui lacéraient de concert le manteau, les bras, le visage, mais il craignait trop pour s'inquiéter du sang qui perlait de son front et de sa joue. Trébuchant sur une épaisse racine, il s'étala sur le sol, son menton et son ventre râpant sur le sol et sa main lâchant son arbalète heureusement pas armée. Après une telle course, il n'aurait pas dû avoir la force de se redresser, mais une minuscule araignée remontant le long de son mollet lui fit changer d'avis, et il recommença à détaler. La marée était assez loin derrière lui pour ne pas mettre en danger ses jours, mais toujours pas assez loin à son goût.
Il se retourna un instant, pour voir la matriarche se tordre hideusement entre les arbres. Il craignait qu'elle n'abandonne la poursuite si elle s'éloignait trop loin du nid ou si son avancée se faisait trop périlleuse, mais il espérait que l'odeur de son huile serait assez forte pour la contraindre de continuer à le suivre. Au fond, il espérait qu'elles abandonnent toutes, mais ce n'est pas ce que son devoir lui soufflait.
Il passa à côté de l'arbre noir : il n'était plus loin. Mais à sa grande horreur, ce n'était pas un arbre calciné qu'il avait vu à l'aller. C'était un arbre recouvert d'araignées. Elles se précipitèrent vers lui. Elles étaient pourtant minuscules, et il les aurait écrasées sans souci de sa botte s'il avait pu réfléchir clairement. Mais, plutôt que cela, il détala à droite, inconscient du risque qu'il prenait en changeant de route.
En courant, il se prit une toile d'araignée dans le visage, ce qui le dégoûta sans interrompre sa fuite. Une deuxième lui aveugla la vue, sans arrêter sa course tant sa peur était grande. Alors, il se retrouva englué, incapable de faire un quelconque mouvement. Son cœur manqua un battement. Puis un deuxième. En fait, il aurait pu mourir d'effroi, de pur et simple effroi. Le dégoût que lui inspirait cette matière visqueuse. L'immobilité. Les araignées qui arrivaient. Son impuissance. Sa phobie.
Sa phobie.
Ce fut plus un réflexe qu'un mouvement conscient. Il contracta en vitesse son bras droit qui s'arracha de la toile, glissa sa main dans sa poche, en sortit son briquet, l'alluma, et l'amena à sa veste. Tout son corps s'embrasa, et la toile avec. Il ne sentit pas même au début la douleur de la flamme lui dévorant la chair et le cuir, et se contenta de continuer à courir. C'était une flamme qui galopait, et se propageait aux lianes, aux ronces et aux arbres – un feu de forêt hurlant de peur et de douleur.
Elmut, toujours poursuivi malgré le feu par une marée d'araignées, dont la matriarche, retrouva la route qu'il avait prise auparavant, semant un enfer de braises sur ses pas.
Qui n'aurait pas été terrifié à la vue de ce diable embrasé que suivait une armée arachnide ? Les autres rangers, en tout cas, ne firent pas exception. En voyant ce qu'ils ne purent reconnaître d'abord comme Elmut, ils crièrent d'effroi dans un même souffle et quelques uns battirent en retraite. Mais une partie importante de la ligne tint, et il se jeta derrière elle, ne s'arrêtant qu'au lac le plus proche.
Pendant ce temps, les camarades d'Elmut s'occupèrent des araignées. L'un d'eux avait confisqué le matériel d'un alchimiste, et il eut le plaisir d'essayer de brûler encore plus la marée noire qui bien vite le devint de cendres. La matriarche n'eut pas l'heur de survivre plus longtemps, une volée de flèches lui crevant les yeux, tandis qu'un autre groupe lui coupait les pattes, la faisant choir afin de la décapiter en bonne et due forme. Ce massacre joyeux et sanguinaire dura jusqu'à ce que toute la lisière de la forêt ne soit que braises et cadavres chitineux.
Elmut resserra ses bandages. Il boitait encore, mais la magie de la prêtresse avait fait des merveilles. Son torse ne gardait que quelques brûlures, et seul son cou conserverait pour toujours des marques de son calvaire. Comme le voulait la tradition, il alla d'un pas mal assuré jusqu'à la taverne où ils allaient célébrer la réussite de sa mission.
Lorsqu'il passa la porte, ses frères d'armes avaient sans doute déjà quelques grammes dans le sang, et ils applaudirent avec un peu trop d'entrain le blessé. Elmut ouvrit la bouche, mais se ravisa. L'un d'eux remarqua qu'il aurait aimé parlé, et beugla un : « Fermez-la, il veut dire quelque chose ! » qui établit le silence en assez peu de temps, tout le monde redoublant de « Chut » à tel point qu'on n'entendait plus que ces appels au silence.
« Mes amis, » commença Elmut, qu'on aurait presque cru ému, « cette mission a sans doute été la plus dure qui m'ait été donnée de faire. J'ai sans doute eu la plus grande peur de ma vie. Je n'ai jamais supporté les araignées, mais ce que j'ai fait m'empêche d'en avoir à nouveau peur. Cette expérience était si terrible que je ne pourrai plus regarder une simple de ces bêtes sans me dire que j'ai vécu bien pire. Je remercie le destin de m'avoir fait prendre la mauvaise paille. »
Un murmure se fit dans la salle. Alors, le plus ancien d'entre eux, Raf Gyel, un vieux de la vieille, grisonnant, barbu, imposant et sobre – ce qui était la véritable merveille ici, chez les rangers – se leva, et déclara :
« Remercie-nous, plutôt, d'avoir quelque peu... triché. »